La tentation de l’Occident est un échange épistolaire fictif entre un Chinois et un Français lettrés, érudits et mutuellement fascinés par la civilisation de l’autre. Ling visite l’occident dont il connait la littérature, les arts et la façon de concevoir la condition humaine (thème cher à Malraux) et A.D, expatrié français dans l’Empire du milieu est un sinophile convaincu.
Cet essai sous forme d’échange de lettres préfigure la trilogie orientale de Malraux. C’est l’occasion pour le mythomane d’exposer sa vison des différences fondamentales entre Chine et Europe.
Ling éructe durant de longues lettres sur l’individualisme mortifère des européens, sur la volonté de vouloir magnifier la réalité dans un désir de conquête, l’Occident serait la tentative d’accorder un caractère sacré à l’Homme alors que la Chine aurait la modestie de simplement vouloir capturer l’essence de ces sujets de création artistiques. Ling reproche à l’Occident d’être la civilisation de l’incarnation, d’avoir une religion qui est une morale et une métaphysique. La Chine délie cela avec le confucianisme comme morale et le bouddhisme comme métaphysique. Ling déplore aussi la faiblesse des passions des occidentaux, qui sont esclaves des sentiments et qui tentent, selon lui, crânement de comprendre les femmes. En Chine la courtisane est aussi délicieuse par son esprit qu’elle est effacée dans sa volonté d’être. Repose-ici, la faiblesse et la force de l’esprit occidental, la femme européenne par sa volonté d’individualisme peut être aimée pour sa personne et non pour sa qualité de femme mais cela rend l’homme occidental faible auprès des femmes, qu’il prétend comprendre. Ling affirme (et c’est une des grandes théories de Malraux sur les femmes) que la femme est d’une autre espèce. Qu’un écrivain masculin développant son personnage féminin offre un portrait tronqué comme si ce même écrivain s’attelait à nous faire comprendre les sentiments profonds d’un oiseau. On notera d’ailleurs, après cette considération, la pudeur qu’aura Malraux - dans son oeuvre - à décrire des personnages féminins.
AD, le parti européen de cet échange, est plus présent pour déplorer une occidentalisation progressive de la Chine (avec le résultat qu’on connait aujourd’hui) et l’esprit Chinois ou plutôt l’acquisition d’un esprit européen pour des Chinois qui avaient un esprit collectif. Le Français fait la rencontre d’un grand sage Chinois, entretien qu’il relate à Ling en affirmant que cet homme voue une haine passionnée à l’Occident qu’il accuse - au delà de l’ingérence et des guerres du XIXe sur le sol Chinois - de vider de sa substance profonde. Que les jeunes Chinois étudiant les l’art blanc (sic) sont d’abord déconcertés puis se font corrompre par l’esprit individualiste émanant de nos oeuvres. Il accuse l’Europe de faire miroiter une réponse et devant l’absence de réponse possible, de néantiser les esprits, que la quête de l’individu est risible car infime. Il suppose même que l’intérêt renaissant du Taoïsme à cette époque - au détriment du confucianisme - est le résultat de la quête désespérée de l’individu qui se tourne vers l’infini pour oublier la souffrance de l’être.
Cet essai au style éblouissant (comme toujours avec Malraux, grand stylicien) n’est pas limpide car son propos est d’une justesse absolue.
Petit florilège de citations brillantes :
Ling : « À peine comprenez-vous encore que pour être il ne soit nécessaire d’agir, et que le monde vous transforme bien plus que vous ne le transformez »
« Car le Chinois qui rêve devient un sage. Sa rêverie n’est point peuplée d’images. Il n’y voit ni villes conquises, ni gloire, ni puissance ; mais la possibilité de tout apprécier avec perfection, de ne point s’attacher aux éphémères et, si son âme est un peu vulgaire, quelques considérations. »
Sur le désir de l’Occident - « La conquête du monde est plus désirable que celle de son ordre »
Sur la différence de l’art européen et chinois - « Il évoque la terreur. Il ne l’inspire pas : il l’évoque.
La bouche, qui dans toutes les sculptures primitives occidentales, exprime les sentiments, n’est même pas figurée. »
A.D : « Mais ce n’est plus l’Europe ni le passé qui envahit la France en ce début de siècle , c’est le monde qui envahit l’Europe, le monde avec tout son présent et tout son passé, ses offrandes amoncelées de formes vivantes ou mortes et de méditations … Ce grand spectacle troublé qui commence, mon cher Ami, c’est une des tentations de l’Occident. »