Docteur en Lettres modernes et en Études cinématographiques, Fabien Demangeot publie aux éditions Playlist Society une exégèse du cinéma de David Cronenberg. De ses débuts underground à ses productions les plus populaires, le réalisateur canadien n’a cessé de repousser les limites de la représentation filmique.
S’il y a une étiquette qui colle à la peau de David Cronenberg, c’est bien celle de maître du body horror. Sa fascination pour le corps et ses mutations a fait l’objet de toutes les hyperboles, mais son appréhension la plus juste passe probablement par La Mouche. Suite à une association génétique accidentelle, le scientifique Seth Brundle voit son corps se muer progressivement pour prendre l’apparence d’une mouche. La dégradation de sa condition humaine s’accompagne toutefois d’une accentuation de ses facultés physiques et sensorielles. Fabien Demangeot explique très bien la manière dont ces doubles mouvements s’articulent : « Chez Cronenberg, la difformité physique est symbole de renaissance. Les modifications corporelles permettent aux personnages de s’élever hors du commun des mortels. Alors que dans La Mouche, Seth Brundle, devenu Brundlefly, se voit doter d’un appétit sexuel hors-norme, Pikul, dans eXistenZ, s’ouvre à un monde de sensations nouvelles après s’être fait perforer la colonne vertébrale. »
Dès son enfance, David Cronenberg se passionne pour la biologie, puis la chimie organique. Ses premières incursions télévisées à la CBC, avec Secret Weapons ou The Italian Machine, apportent un témoignage précoce sur ce qui constituera l’étoffe de son cinéma : le corps, son dépassement, ses alliages artificiels, sa déliquescence… « Tout au long de sa carrière, Cronenberg a sondé l’intériorité des êtres, qu’elle soit physique ou psychologique. Ancien étudiant en biologie, le cinéaste s’est intéressé très tôt au corps et à ses possibles mutations, faisant du cinéma gore, en pleine effervescence au milieu des années 1970, son genre de prédilection. » Fabien Demangeot résume avec justesse les spécificités d’une filmographie sans pareille, mais il ne se contente pas d’en examiner la surface.
L’auteur explique en quoi Frissons s’apparente à une union idoine entre éros et thanatos, entre le désir et la mort. Une interférence a priori antinomique que l’on retrouvera pourtant, en abondance, dans d’autres films tels que Crash ou Rage. Les symboles sexuels sont par ailleurs légion dans le cinéma de David Cronenberg. Le film eXistenZ immortalise des orifices improbables et des protubérances d’aspect phallique. Il y a là une similitude avec la machine à écrire du Festin nu. Et l’auteur de noter : « Chez Cronenberg, la pénétration, qu’elle soit anale ou vaginale, n’est pas bornée à son simple statut d’acte sexuel. Elle permet la jonction de l’intérieur et de l’extérieur, la symbiose des corps imbriqués créant une sorte de nouvel organisme vivant. Grâce à la pénétration, les personnages cronenbergiens éprouvent ce corps sur lequel ils n’ont aucun ascendant. » Ou encore : « Dans de nombreux films de Cronenberg, les organes sexuels sont métaphorisés, sur le plan visuel, par la création de nouveaux orifices, tels que le ventre magnétoscope de Max Renn dans Vidéodrome ou la cicatrice en forme de vagin de Gabrielle dans Crash. Le cinéaste expose de nouveaux morceaux de corps qui ne peuvent, par leur forme et leur texture, évoquer autre chose que des organes sexuels. » On pourrait ajouter, au rang des symboles sexuels, les gros plans sur la bouche des contaminés dans Frissons ou la substance blanchâtre rejetée par Seth Brundle dans La Mouche.
La lecture de La Transgression selon David Cronenberg ne peut décemment être qualifiée de surprenante. Ce que Fabien Demangeot verbalise, tout spectateur du cinéaste canadien en a eu au moins l’intuition. L’intérêt de ce court essai réside ailleurs : son analyse de la place des corps et de l’esprit dans les représentations cronenbergiennes va au-delà de la récurrence pour s’attarder sur la façon dont un discours organique a été structuré à travers le temps et les films. C’est Le Festin nu répondant à Vidéodrome dans l’exploration de l’intérieur des corps. C’est le virus du game-pod d’eXistenZ entrant en résonance avec celui de Frissons ou de Rage. C’est aussi une exploration patiente et panoptique du cerveau : « De tous les organes, le cerveau est peut-être celui qui échappe le plus à notre compréhension. Que l’on songe aux frères Mantle dans Faux-Semblants ou à Dennis Clegg, personnage schizophrène qui finit par découvrir qu’il est l’assassin de sa mère dans Spider (2001), le cerveau est présenté comme un organe sur lequel l’être humain n’a aucune emprise et qui peut, de ce fait, conduire à la folie. Les hallucinations des personnages de Maps to the Stars ou encore l’hystérie de Sabina Spielrein, la patiente masochiste du docteur Jung dans A Dangerous Method, sont les manifestations d’un dérèglement intérieur. Le cerveau, au même titre que les intestins, a toujours fasciné le cinéaste qui, en 1979, interrogeait déjà, dans Chromosome 3, les conséquences physiques d’un dysfonctionnement neuronal. »
Les obsessions de David Cronenberg trouve leur prolongement naturel dans le roman Consumés. L’érotisation du monstrueux et de la maladie, les représentations transgressives de la sexualité, les allusions au freak porn (la pornographie des difformités corporelles), la gérontophilie y contribuent à brouiller les frontières du beau et du laid. D’ailleurs, comme le note l’auteur, chez David Cronenberg, « le corps est devenu un véritable objet d’art semblable aux portraits monstrueux peints par Francis Bacon ». Et « même dans un état de décomposition avancée », il apparaît toujours comme « potentiellement beau ». L’abasiophilie, la fascination pour les cicatrices, les liquides corporels ou les orifices qui façonnent les films du Canadien abondent dans le même sens. Au-delà des considérations esthétiques, le corps cronenbergien a des répercussions puissantes et quasi immédiate sur l’esprit. Une prostate asymétrique transforme le personnage principal de Cosmopolis. Dans La Mouche comme dans Rage, l’esprit ne peut se soustraire à un déterminisme biochimique. Crash va encore plus loin : la jouissance y est intimement liée aux fantasmes (dont les accidents de la circulation), eux-mêmes soumis aux difformités et aux alliages techno-corporels. « Cette thématique du contrôle de l’esprit sur les corps se retrouve aussi dans Dead Zone, à travers le personnage de Johnny, interprété par Christopher Walken, qui, suite à un coma de près de cinq ans, découvre qu’il peut à la fois voir dans le passé et dans l’avenir. » Sur les troubles psychiques, Fabien Demangeot se montre tout aussi prolixe : « La plupart des personnages cronenbergiens ont connu, enfants, un traumatisme qui a eu de graves répercussions à la fois sur leur santé mentale et leur construction identitaire. Il s’agit, le plus souvent, de la transgression d’un interdit moral : l’inceste dans Maps to the Stars, le matricide dans Spider, les violences corporelles dans A Dangerous Method. »
En conclusion, l’auteur note : « Dans les films de Cronenberg, le corps est autant un motif esthétique que narratif. Il n’y a pas de rupture entre le fond et la forme. Cronenberg ne cesse de mettre en scène l’incapacité de l’humain à se comprendre, tant sur le plan intellectuel que strictement biologique. Tour à tour expérimentale, gore, fantastique et dramatique, l’œuvre de Cronenberg est un corps protéiforme. À l’image des êtres qui la peuplent, elle est ouverte à toutes les métamorphoses. » Il est difficile, à la lecture de cet ouvrage très analytique, de lui donner tort, tant l’être, dans ses compositions organique et psychologique, forme l’essence du cinéma cronenbergien.
Sur Le Mag du Ciné