« Il n’existe pas de frontière entre notre terre et votre esprit. Pensez-y comme au territoire d’un animal dont les frontières ne sont


pas des barrières physiques mais des marques odorantes. C’est un autre
jeu de dimensions. »



Ce n’est pas une enfance ordinaire qu’a connue Jack Chatwin. Dès l’âge le plus tendre, le garçon est devenu le sujet d’un phénomène étrange et inexpliqué : le miroitement. Sans crier gare, le jeune Jack plonge ainsi dans une transe — sorte de rêve éveillé — qui l’isole totalement de son environnement et le projette dans un univers préhistorique à la fois lacustre et forestier, un rêve qu’il exsude littéralement par tous ses pores et dans lequel il assiste en témoin à la fuite d’un couple — Visage vert et Visage gris — devant une menace qui prend l’apparence d’un taureau. Quel est ce monde ? Qui sont ces fugitifs ? John Garth, un archéologue excentrique, semble connaître les réponses. Cependant, le fouilleur est obsédé par sa propre quête : celle du cœur vivant de la cité fantôme de Glanum dont il exhume les échos pétrifiés sur toute la surface de la Terre. Cette quête finira par le dévorer au sens propre sous les yeux de Jack qui devra attendre l’âge adulte et l’irruption dans la réalité d’un des deux fantômes de ses visions, pour se livrer à une introspection dans les profondeurs de son inconscient.
De Robert Holdstock, on garde le souvenir du cycle de « La forêt des Mythagos » ou du « Codex Merlin » ou encore du recueil Dans la vallée des statues et autres récits. Peut-être même se souvient-on de son incursion dans le domaine science-fictif avec le roman Le Souffle du temps. Tous ces ouvrages sont bien sûr plus que recommandables, à la différence de titres plus médiocres parus ailleurs. Bonne nouvelle pour nous, La Chair et l’ombre s’inscrit dans la meilleure veine de l’auteur britannique. Certes, le roman n’est pas de la première jeunesse (il est paru outre-Manche en 1996) et il pourrait rebuter plus d’un lecteur de fantasy habitué à d’autres ressorts. En effet, rien n’est plus éloigné des pantomimes formatées vendues sous l’étiquette fantasy que cette œuvre intimiste hantée par des visions fantomatiques que l’auteur tente d’ordonner, sans trop en dévoiler quand même, en un univers cohérent.
A bien y réfléchir, ce roman est davantage un écho subtilement déformé du cycle de « La forêt des Mythagos » qu’une redite de ces récits épiques dépouillés de la densité et de la profondeur de leurs racines primordiales. La Chair et l’ombre est une quête : celle du terreau mythique où s’enracinent les manifestations paranormales dont les échos résonnent à la fois dans la psyché de Jack Chatwin et dans son environnement proche, allant jusqu’à lui ravir sa fille. C’est une quête qui mêle physique quantique, archétypes jungiens et métaphysique. Une quête qui va mener le Moi principal, isolé, défini et autonome — le MoPIDA — de Jack à défricher un paysage intérieur façonné par son inconscient, mais aussi par celui de l’espèce humaine toute entière, pour dresser une cartographie éphémère de cette matrice primitive du conscient où coexistent archétypes, entités spectrales issues de vies antérieures, mythes-imagos (mythagos), réminiscences préhistoriques et vestiges de croyances révolues. Évidemment, ce voyage n’est pas sans risque car le territoire traversé est aussi fuyant qu’un souvenir et aussi labyrinthique que le cerveau. Les profondeurs de l’inconscient sont une dimension où le temps n’a pas la même emprise, mais où l’on peut mourir aussi définitivement que dans la réalité.
Tout ceci semble bien complexe, sauf que le roman de Robert Holdstock n’est pas seulement un théâtre où évoluent des ombres chimériques. Il est peuplé d’êtres de chair ne se limitant pas à un rôle d’archétype. Jack Chatwin, son épouse, l’amant de celle-ci et Visage gris lui-même, tous ces personnages ont finalement une existence terriblement humaine. Partagées entre leur ambition et leur désir de bien faire, guidées par leur volonté de savoir, perturbées par des relations intimes compliquées ou confrontées aux petites lâchetés quotidiennes, leurs existences introduisent une dimension plus psychologique dans le roman.
Bref, pour peu qu’on se laisse prendre par une narration qui suggère plus qu’elle ne dit, par des descriptions qui évoquent plus qu’elles ne montrent. Pour peu que l’on surmonte les quelques passages explicatifs sur l’inconscient et le rêve éveillé — sans doute le point le plus rébarbatif du roman — , on peut succomber au charme indéniable d’une histoire humaine qui réconcilie inconscient collectif et fantasy exigeante.


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leleul
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le 26 mai 2016

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