Le feu couve à Mitcham Beat depuis que l'on a tué Arch Bedsole, propriétaire de la seule épicerie du district ; Arch Bedsole, futur élu du lieu, comme sa popularité indéniable le laissait présager. Avant de mourir, le bonhomme aurait affirmé être tombé dans un traquenard tendu par ceux de la ville. Depuis, on murmure que son cousin Quincy Tooch Bedsole aurait formé une société secrète appelée La Culasse de l'enfer afin de rendre la justice d'une manière plus expéditive. Mais les nouvelles ne filtrent pas facilement entre ce coin paumé et le reste du comté de Clarke. Et puis, la méfiance prévaut entre cette terre peuplée de métayers durs à la peine et le monde soit disant plus policé de la ville. Une terre habitée par environ deux cents familles de déclassés ; tous blancs et misérables. Une terre où rien de bon ne pousse mis à part le coton. Un repère de brutes, de vauriens, de mécréants mariés à des créatures au corps déformé par les grossesses successives et aux traits vieillis par la peine. Des laborieux, donc forcément des dangereux. En tout cas, c'est ce qui se dit en ville.

" Et l'on avertit les enfants de Mitcham Beat qu'ils avaient intérêt à prendre leurs jambes à leur cou pour aller se cacher s'ils entendaient des hennissements de chevaux et les crissements d'un cuir de qualité. "

A Mitcham Beat dans le comté de Clarke en Alabama, ce n'est pas d'un éventuel méchant loup dont on doit menacer les enfants indisciplinés. Non, l'hypothèse d'une bête hantant les broussailles inextricables du Bois aux Ours ne prêterait sans doute qu'à sourire comparée au souvenir d'un autre prédateur, dont la rage aveugle s'est déchaînée autour des années 1897-1898. Mais que s'est-il exactement passé à Mitcham Beat pour que l'on s'effraie d'un tel souvenir ?

Selon l'ouvrage historique «The Mitcham War of Clarke County, Alabama » de Harvey H. JACKSON III & James A. COX , une guerre brève et meurtrière a opposé les métayers blancs de la campagne aux propriétaires fonciers des villes voisines. Une guerre absurde qui puise ses origines dans la misère, l'ignorance et la haine ; le tout agrémenté d'une bonne dose de filouterie. De cet événement historique, Tom FRANKLIN ne garde que le contexte réel. Pour le reste, il fait œuvre de romancier. Il imagine avec une grande justesse de ton personnages et psychologies. Il restitue dans une prose très évocatrice le cadre social de ce microcosme brutal et il y fait montre d'un art consommé de la narration.

« La Culasse de l'enfer » est construit comme une tragédie au sens classique du terme puisque le roman respecte la règle des trois unités [avec quand même quelques flash-back bienvenus]. On sait par avance que personne ne sortira indemne mais peu importe car ce n'est pas ce qui fixe l'attention et force l'admiration. C'est davantage la description du milieu social qui attise l'intérêt ; celui des petits blancs déclassés du Deep South, obligés de partager la même vie que ces nègres qu'ils méprisent. Des êtres incultes et crasseux, à la fois victimes et bourreaux qui n'attirent pas la sympathie. Et pourtant en même temps, on ne peut s'empêcher d'être troublé par la misère de leur existence. Ce sont eux les véritables vaincus de la guerre civile et finalement, on ne leur a laissé aucune chance de se racheter. Assommés de dettes, arrivant avec peine à faire vivre leur nombreuse fratrie, vivant sans cesse dans l'angoisse de la saisie – tout ceci rappelle fortement « Les raisins de la colère » – , leur unique perspective d'avenir se limite au jour d'après. De cette communauté, Tom FRANKLIN nous dresse une galerie de portraits mémorables. Il y a tout d'abord la veuve Gates qui a quasiment accouché tous les plus jeunes habitants du comté. elle jouit pas ailleurs d'un don qui lui fait ressentir la mort de ses "petits" au moment où elle se produit. Puis, il y a Floyd Norris, un métayer qui peine à faire vivre sa ribambelle de gamins sur un lopin de terre, tout en restant bon père, bon mari et bon citoyen. Et ajoutons Annie, la vieille prostituée qui a dépucelé tous les hommes du comté et qui vit dans une vieille cabane en compagnie de son chien et de son fusil. Il y a Lev James, une brute épaisse pour qui la vie d'autrui ne compte guère. N'oublions pas Tooch Bedsale, un être au moins aussi roublard et dépourvu de scrupules que Ardy Grant, l'homme de main engagé par les bons bourgeois pour débusquer les membres de la Culasse de l'enfer. Ces personnages apportent tous leur part d'humanité – je n'ai pas dit d'humanisme – et participent à ce gâchis que l'on appelle la nature humaine, tellement ordinaire qu'il ne suscite plus qu'accablement.

Néanmoins parmi cet échantillon d'humanité, ma préférence se porte naturellement vers Billy Waite. Sheriff du Comté depuis des décennies, il est sur le point de raccrocher son étoile lorsque se déchaîne la spirale de violence dans laquelle le vernis de respectabilité de ses concitoyens vole en éclat. Waite n'est pas franchement non plus un archétype immaculé. Au cours de sa longue carrière, il a tué pour de bonnes et de moins bonnes raisons. En règle générale au nom de la loi mais parfois sans la respecter lui-même. Désormais l'âge et le désenchantement lui pèsent et il aimerait terminer ses jours paisiblement. Enfin il y a Mack, le cadet des Burke qui à l'orée de l'âge adulte devra choisir entre ce que lui dicte sa conscience et le tropisme mortifère de son milieu. C'est principalement ces deux personnages qui sortent de la noirceur totale ce roman au propos globalement désespérant mais en fin de compte vieux comme l'humanité.

" Bientôt, il se mit à somnoler en selle, avec pour dernière pensée lucide le souhait que l'avenir lui permettrait de tenir dans ses bras un nouveau-né du nom de Billy Waite, qui en grandissant deviendrait un homme adulte, respecterait et subirait les lois de l'humanité, et pourrait survivre au monde que le monde était en passe de devenir. "
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le 16 juin 2012

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