Nul doute que Vincent Desportes eut préféré échapper à cette, désormais bien établie, réputation de prophète de malheur. Alors que l’espèce semblait s’être éteinte avec le général de Gaulle, il fut le porte-parole et le leader d’une génération de jeunes officiers formés à la joute intellectuelle. Responsable de la collection Stratégies & doctrines aux éditions Economica, il incitait ses pairs à réfléchir sur leurs pratiques, à écrire et publier le fruit de leurs travaux. L’exercice plut en haut lieu, jusqu’à ce qu’un article sur l’ineptie de la stratégie de nos alliés américains en Afghanistan lui vaille un blâme officiel, puis le placard. Depuis, il a fait ses adieux aux armes et conquis une totale liberté d’expression.
Ce moderne Cassandre ne cesse de crier que le budget consacré à la Défense est indigne. « Aujourd’hui, les dépenses liées à la défense, la sécurité, à la diplomatie et la justice ne dépassent pas, ensemble, 2,8 % du PIB alors que les dépenses publiques atteignent la proportion ahurissante de 57 % du PIB. Les chiffres étaient respectivement de 4,5 % et 49,5 % en 1990 et 6,5 % et 35 % en 1960. L’Etat providence a cannibalisé l’Etat régalien et l’a délégitimé. » (pages 77-78). Si l’on admet avec de Gaulle que : « La défense, c’est la première mission de l’Etat ; il ne peut y manquer sans se détruire lui-même » ; les chiffres sont alarmants.
Au phénomène de baisse en valeur, vient s’ajouter celui du coût exponentiel de nouvelles technologies à l’efficience contestable. La coalition internationale en Afghanistan mobilisait les deux-tiers des budgets militaires du monde, mais s’est avérée impuissante face à 30 000 talibans équipés de Kalachnikovs d’occasion. L'hyper-sophistication produit des armées excellentes dans la bataille, au niveau technique, mais médiocres dans la guerre, au niveau stratégique. L’avion et le missile traitent (tuent) les cibles identifiées, mais ne tiennent pas le terrain. L’inflation technique se traduit par une forte contraction des effectifs. La totalité de la cavalerie lourde française est réduite à moins de deux cents Leclerc ! Le char est désormais trop rare et trop coûteux pour être déployé.
La France, par manque de moyens, sait (encore) gagner quelques (toutes petites) batailles, mais est incapable de remporter la victoire finale. L’actualité récente ne l’a pas, hélas, contredit. Le général Desportes reconnaît que nos démocraties ne sont guère préparées à écouter les mauvaises augures, car elles se vivent dans un court terme politique qui les contraint à attendre d‘être au pied du mur pour réagir. Une lecture, au final déprimante. Pour paraphraser Pierre Desproges, stratège méconnu : Vivons heureux en attendant la mort et l’invasion finale.