C'était quoi une salle de cinéma ?
« Dis papa, c’est quoi ça ? » Notre promenade dominicale nous avait entraîné devant les ruines de ce qui avait fait la fierté de Chaumont-sous-le-Bouchonnay, notre salle multiplexe, le...
le 25 mai 2020
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« Dis papa, c’est quoi ça ? »
Notre promenade dominicale nous avait entraîné devant les ruines de ce qui avait fait la fierté de Chaumont-sous-le-Bouchonnay, notre salle multiplexe, le bien nommé Mega Cinéma +. Le lieu avait fermé, tué par le monde post-Covid19. Il était cerclé de barrières qui en empêchaient l’accès. Sur le parking une voiture poursuivait sa décomposition.
Il me fallait expliquer à mon fils adoré ce que ce lieu représentait pour nous autres qui avons eu la chance de connaître cette époque. Il me fallait rester digne, et ravaler toute l’émotion qui allait m’envahir.
« Ça, Quevynn, c’était ce qu’on appelait un cinéma.
Avant ta naissance, les films ne se voyaient pas uniquement chez soi, sur tablette, téléphone portable ou œil connecté. Il y avait des endroits qui étaient dédiés, où les gens se déplaçaient pour regarder des films. »
Mon tendre rejeton émit une onomatopée de surprise. L’idée le surprenait.
« - C’était gratuit ?
-Non, il fallait payer. Ce n’était pas donné. Les séances étaient chères, une virée en famille coûtait une journée de salaire, mais cela faisait partie de ces petits sacrifices qu’il fallait parfois faire pour s’évader un peu d’un monde de mer… pas joli, joli. Il y avait la possibilité d’économiser sur le prix de la place avec des offres spéciales, des cartes où il fallait payer cher pour avoir une place gratuite au bout de la dixième, des réductions avec les comités d’entreprise, cartes étudiants, cartes senior, compte Orange le mardi soir, pass culture, carte de chômeur,… »
Il me regardait avec ses petits sourcils froncés. Je le perdais.
« - Enfin, peu importe. C’était cher, mais pas forcément. En tout cas on payait, on pouvait aller voir un film. Il était projeté sur un grand écran de plusieurs mètres carrés. Oui, à l’époque on regardait des films sur des grandes surfaces, on en avait vraiment plein les yeux, c’était épatant.
-Grand comment ?
-Grand comme un grand mur ! Il y avait des rangées de chaises, on choisissait la meilleure place, et on n’avait plus qu’à lever la tête pour profiter du spectacle.
-Whooaaa, donc on avait un grand écran que pour nous ? Comme une grande tablette ?
-Oui, non, c’était projeté sur un mur. Mais on n’était pas seuls, il y avait d’autres personnes qui pouvaient assister à la même séance. On pouvait y aller en famille, entre amis mais c’était parfois des complets inconnus, juste réunis pour découvrir le même film.
-Mais les inconnus sont pas gentils, c’est ce que tu m’as appris ?
-Oui, non, pas au cinéma. Enfin, ça dépendait. Il y avait des gens qui regardaient leurs téléphones portables, qui parlaient trop fort, qui mangeaient trop fort, qui respiraient trop fort. C’était un peu la jungle. D’autres qui prenaient les sièges devant eux pour des reposoirs de pieds, ou des cibles pour dégourdir leurs gambettes.
Il y a des paires de claques qui se perdaient à cette époque !
C’étaient les débuts de votre génération de béotiens ignares et stupides incapables de penser à autre chose que votre petit nombril, une civilisation égotiste et malsaine qui…
-Je comprends pas Papa…
-Oui, pardon. Je fais mon vieux aigri, ça nous arrive à tous passé un certain âge. Donc il y avait des gens qui se croyaient tout seuls alors qu’ils ne l’étaient pas, certaines séances étaient pénibles. Mais la règle était le respect des autres, il y avait un certain silence, nous étions tous plongés dans la même obscurité, devant le même film. Et parfois nous riions ensemble, parfois nous tremblions ensemble, le cinéma nous réunissait et en même temps nous emportait.
-Ça a l’air trop bien, tu racontes trop bien. J’aurais bien aimé aller au cinéma voir les bons films.
-Oui, bon, tous les films n’étaient pas des chefs d’œuvre, loin de là. Parfois, c’était assez mauvais. Ha, j’en ai vu des daubes là-dedans !
-Mais c’était payant, tu m’as dit. Pourquoi donner des sous pour voir un film pas bon ?
-C’est sûr que maintenant avec tous les systèmes à abonnements cela semble curieux, on ne paye plus pour un film. Mais à cette belle époque mon enfant on choisissait de payer pour voir un film ! Il y avait plein de bonnes raisons, pour un réalisateur, pour un sujet, pour un personnage, et parfois juste pour passer le temps ou pour découvrir. Il y avait une prise de risque, ça faisait aussi partie du charme.
-Et si on avait pas aimé on nous redonnait l’argent ?
-Haha, non, bien sûr que non, adorable enfant. Il fallait vivre avec.
-Et on était triste alors ?
-Oui, ou déçu, ou en colère. C’est à ces moments que les sites de critiques se sont remplis de critiques haineuses, de jugements faciles, de suppositions hasardeuses. Puis quand les gens n’ont plus su lire les vidéos en ligne ont pris le relais des mécontentements. Le consommateur se considérait si important que si tel film ne correspondait pas à ses goûts il lui fallait immédiatement aller le dire partout, sur les sites de critiques, dans des vidéos ou sur les réseaux sociaux.
-Et si on avait aimé ?
-Alors on attendait la prochaine suite, le remake, reboot ou spin-off afin de retrouver les mêmes personnages. Bon, c’était un peu différent avant, un temps où il y avait des films originaux qui sortaient, mais je vais pas t’embêter avec toute l’histoire du cinéma. En tout cas un bon film nous faisait rêver, il nous emportait pendant 1h30 et plus dans son univers, on était dissous dedans, il y avait un abandon de soi magnifique, certainement magique. C’était une expérience.
-Et pourquoi ça a fermé ?
-Tu le sais, tu l’as vu à l’école, depuis les vagues successives de Coronavirus, la France n’a plus jamais été comme avant. Il valait mieux ouvrir les écoles et les usines que les cinéma ou d’autres lieux de divertissement. Ces endroits clos où le peuple se retrouvait pour oublier ses problèmes sont alors apparu comme dangereux, le risque de contagion était trop grand. Il n’était pas possible de ne faire des séances que pour 10 personnes, et les priorités étaient ailleurs, il fallait faire redémarrer l’économie, pas aller au cinéma. Les aides ont été coupées, les exploitants avaient trop de contraintes. On a fait beaucoup de sacrifices à cette époque, et on a perdu les salles de cinéma. Malheureusement... »
Ce brave petit avait les yeux fixés sur ces murs délabrés, sur ces restants d’affiches qu’on pouvait encore apercevoir derrière les barricades, sur toutes les promesses que ce lieu semblait offrir. Je sais qu’il n’avait pas tout compris, que mes élans se sont parfois perdus dans sa petite cervelle. Mais je sais qu’il en retiendra quelque chose, qu’il comprendra mieux le monde qui a été le mien et de tant d'autres. Nos jours heureux dans le noir.
« Allez viens Quevynn, il faut que je te fasse réviser ta PrépaUsine. »
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le 25 mai 2020
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