« L'hypocrisie, c'est la chose la plus importante sur la terre au fond. S'il n'y avait pas l'hypocrisie, les gens se tueraient les uns les autres. Il suffirait d'un quart d'heure de franchise mondiale pour qu'il n'y ait plus un seul homme debout. D'ailleurs, avant l'invention de l'hypocrisie, les hommes se tuaient vraiment entre eux pour un oui pour un non. Les rois des premiers temps. Disaient tout haut ce qu'ils pensaient. Si ces gens-là avaient disposé des moyens que nous avons aujourd'hui, la terre aurait explosé des centaines de fois avant les premières tragédies grecques. Comme il fut génial, le premier flagorneur de l'histoire. Comme il fit avancer l'humanité. C'est lui, rendons-lui cela, qui fit vraiment sortir l'homme de sa sauvagerie, qui le fit rompre avec sa brutale nature de singe. Le feu, l'agriculture, le cunéiforme, la roue, tout ça ne vaut pas tripette devant la géniale mise au point de l'hypocrisie. »

Au commencement, il y a Stan. L'adolescent en mal d'impressionner les filles. Enfin, surtout Cynthia. Cynthia, elle n'est pas comme les autres. Elle est cool et c'est la bombe du lycée. Pour elle, on deviendrait rock star, on se laisserait pousser les cheveux. Mais cela est-il suffisant ?

Ensuite, il y a Henriette, mamy, qui raconte à son petit fils des histoires d'agent secret, de Congo, de ces histoires qu'on ne peut pas révéler. Mamy, cela fait trop longtemps qu'elle garde ce secret : elle n'en peut plus de se taire. Oui, elle soûle Stan. En même temps, c'est excitant cette histoire. Alors Henriette, elle parle, elle parle, elle parle. Surtout à son défunt mari d'ailleurs. Celui dont elle doit taire le passé, mais quel passé au fait ? En tout cas ça, c'est parfait pour impressionner Cynthia !

Puis, il y a Monsieur Floyon, le prof d'histoire, amoureux transi de Marie, sa collègue. Et vu comme il s'y prend, il n'est pas proche de conclure. Il a toujours su que quelque chose se tramait : un complot gigantesque, universel. Quelque chose qui dépasse le réel. Mais on ne l'a jamais pris au sérieux. D'ailleurs, quand il donne cours, personne ne le prend au sérieux.

Et il y a Joseph. Ancien colon, coincé dans sa maison de repos, il culpabilise : il n'aurait jamais dû laisser Nicole se morfondre au Congo. Le climat ne lui convenait pas. À vrai dire, rien ne lui convenait. L'écriture : était-ce un refuge ? Un exutoire ? Et merde ! À cause de ce foutu bouquin qu'il a écrit : « la tactique katangaise », voilà qu'une bibliothèque va être rebaptisée avec son nom. Et puis quoi encore...

« Au milieu du ciel. Le meilleur endroit pour une parenthèse. Métaphoriquement, s'entend. Vous voyez d'ici la superbe symbolique. À défaut d'être réaliste, ou rationnelle. L'homme tombe du haut d'un précipice et dans sa chute, il réclame, à on ne sait quelle entité, on ne sait quelle instance supérieure, il réclame une pause, une parenthèse. Pour réfléchir. À toute son histoire. En somme, il veut voir sa vie défiler devant lui. »

Pour chacun des protagonistes, la vie défile, l'histoire défile. Qu'ont-ils en commun ? Précisément cette « tactique katangaise » dont on n'ignore tout. Quelle est-elle, cette tactique secrète, obscure, peut-être même honteuse ? Chacun tente de se l'approprier, de la détricoter. Chacun à sa manière va la découvrir, la redécouvrir... mais le faut-il vraiment ?

L'auteur nous invite à partager le quotidien de personnages très différents (un ado mal dans sa peau, un prof aigri, une mamy alzheimerisante, un vieux revenchard) et très proches à la fois : ils souffrent, manquent de reconnaissances. De vrais losers. Alors, que faire pour exister ? Est-ce que pour que les autres nous voient, il faut forcément embellir la réalité, leur mentir ?

Avec son deuxième opus, Nicolas Marchal nous met à l'épreuve. Nous sommes un champion d'échecs : nous jouons quatre parties simultanément. Chaque coup nous permet d'avancer un pion. Chaque pion nous plonge dans la réflexion. « La tactique katangaise » serait-elle un manuel de guerre ? En quelque sorte : nous sommes en quête, en conquête, et en filigrane, le Katanga, ses secrets, ses non-dits, et le mysticisme et la mythomanie qui en découlent.

En lisant ce titre, peut-on croire qu'on aura affaire à un roman au ton piquant, bourré d'humour ?
Dès la couverture, le ton est donné (la bande Velpeau® a-t-elle vu augmenté ses ventes?), et il n'y a plus qu'à le lire pour le croire : malgré le pitch, malgré le contexte, nous sourions, nous rions ! Le style très travaillé de Nicolas Marchal n'est pas étranger à cette bonne humeur : l'auteur parvient à rester juste, malgré les traits caricaturaux de ses anti-héros. La caricature n'a-t-elle pas toujours un fond de vérité ?

L'écriture est piquante, l'humour est cynique... Nicolas Marchal a du style. Son style.

« Les hommes ne sont plus ce qu'ils étaient, il est bien fini le temps des gentlemen, le temps où les hommes ressemblaient à des héros de romans. Aujourd'hui, même les héros de romans se mettent à ressembler à des hommes. »

N'est-ce pas pour cela que les personnages de Nicolas Marchal nous touchent si profondément ? Sans aucun doute ! Stan, mamy, Monsieur Floyon et Joseph forment un quatuor de choc, de ceux qui laissent des traces et marquent à l'encre indélébile. Nous les suivons, les poursuivons, et nous nous retrouvons malgré nous, suivis et poursuivis par la plume de l'auteur.

Nicolas Marchal ne cache pas son intérêt pour l'Afrique, pour le Congo en particulier. Une histoire familiale qui lui donne l'occasion de se plonger dans cette période de l'histoire belge, pour notre plus grand plaisir. Il fallait oser mettre en scène la sûreté congolaise, équivalent à deux sous des services secrets américains. Il fallait oser exploiter toutes ces faiblesses, ces moments pénibles, et les tourner en dérision. Il fallait oser enfin, mettre le feu à la bibliothèque !

Il est indéniable que Nicolas Marchal prend plaisir à écrire, une occasion jouissive d'incarner les autres, et par leur bouche, d'énoncer ce que probablement, lui, ne dirait jamais.

Deuxième roman (rappelons l'excellente première oeuvre de Nicolas, justement couronnée du Prix Première en 2009), et déjà des qualités récurrentes qui nous séduisent.

D'abord l'art du titre, énigmatique, évocateur : « La tactique katangaise » intrigue autant que « Les conquêtes véritables ». Tous deux sous-entendent une aventure mystérieuse et presque fantastique... et nous ancrent finalement dans un réel surprenant. Réel amenant une autre qualité récurrente dans la jeune oeuvre de Nicolas Marchal : la trame historique et documentée. Bien que planant comme une ombre sur le récit, cette trame reste au coeur d'une action rondement menée : le troisième axe, aussi redoutable qu'efficace. Et enfin, cerise sur le gâteau, apothéose, l'humour caustique, parfois étonnant, jamais dérangeant, de ce jeune auteur belge prometteur.

Nous ne pouvons passer outre la pauvre qualité éditoriale et ses nombreuses coquilles qui ont parfois gêné notre lecture. Heureusement, en maintenant la barre aussi haute pour son second livre, Nicolas Marchal nous donne l'envie, malgré cette faiblesse, d'attendre son prochain ouvrage.
« Il n'y a pas à dire, La tactique katangaise c'est la référence ultime en termes de recherches documentaires sur la période trouble de l'indépendance du Congo, et sur tous les dessous de table, les manoeuvres retorses, les enjeux cachés. »

Le mythe du bouquin qui n'existe pas : nous y avons cru, nous l'avons cherché, et il était entre nos mains.

Critique parue dans la revue Indications n°372
Chach1712
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le 5 août 2011

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