C'est une montagne à escalader. La tour de Uwe Tellkamp s'élève à 965 pages et l'oxygène n'est pas fourni. Comprenez qu'aucune note du traducteur ou explication quelconque des nombreux acronymes et abréviations qui figurent dans le le livre, ne viennent à l'aide du lecteur. De la mort de Brejnev à Gorbachev, c'est à dire de 1982 à 1989, l'auteur raconte de l'intérieur le pourrissement et la chute d'un système : celui de la RDA. Pour être plus exact, il décrit l'existence de trois personnages principaux, mais les "figurants" sont multiples, de la famille Hoffmann : Richard, chirurgien ; Christian, son fils, lycéen puis tankiste durant son long service militaire ; Meno, correcteur dans une maison d'édition. Sur plus de 80 pages, Tellkamp commence par détailler par le menu une fête d'anniversaire au sein d'un milieu bourgeois dresdois plutôt privilégié. Difficile alors de se croire en RDA. C'est insidieusement, en prenant son temps, il peut se le permettre, que l'auteur va disséquer les rouages et le vrai visage d'un pays fonctionnant en circuit fermé et dont il faut accepter les contraignantes règles pour survivre. L'entreprise littéraire est colossale, d'une richesse inouïe tant par sa minutie, vie publique et vie privée, que par son style qui évolue au gré des chapitres, tout en restant fidèle à une précision d'orfèvre que ce soit du point de vue psychologique ou factuel. Un portrait saisissant des sept dernières années de la RDA à travers une chronique d'"un monde englouti." Immense tapisserie aux multiples motifs, La tour est un exercice d'apnée intenable pour qui ne maîtrise pas à fond l'histoire du pays. L'asphyxie guette et il est quasi impossible de ne pas sauter quelques passages, de temps à autre, quand cette recherche du temps perdu devient ultra descriptive. A la façon d'un Proust ou d'un Mann, voire d'un Tolstoï, comme l'ont justement pointé la plupart des critiques. A l'assaut de ce livre-monstre, il est cependant possible de se choisir un thème personnel, de manière peut-être subjective, mais cela permet de ne pas se laisser emporter par le courant sans se débattre. Par exemple : le refuge que constitue la culture en temps de dictature, morale et politique. Les trois "héros" de Tellkamp s'accommodent du régime en place et se sauvent peu ou prou en se passionnant pour la musique et la littérature. Jusqu'à l'abandon. Ce n'est sans doute qu'une manière dérisoire de lutter et, vue sous un certain angle, même plutôt lâche, mais elle maintient en vie et à flot. Et ce qui vaut pour ces personnages de fiction est aussi opérant pour un lecteur au bord de balancer l'ouvrage par dessus bord. Ce qui serait dommage, eu égard au travail de titan et au talent incontestable d'Uwe Tellkamp. Mais, mein Gott, que c'est difficile de ne pas renoncer dès la deux-centième page !