Lâchez tout est né en 1977. Il n’a donc pas cent ans aujourd’hui. Et il n’a jamais gagné le prix Interflora. En revanche, il a la beauté fragile d'un ultime mohican. D’un lâcheur unique dans un monde où je, tu, il, elle, nous, vous, ils, elles déclarent à l'unisson : « On lâche rien ! ».
D’une, Lâchez tout parle de Simone de Beauvoir, de Marguerite Duras, de Gisèle Halimi, et d’autres héroïnes de la guerre des sexes qui a bien eu lieu ; à Troie et pas seulement. À deux aussi. Annie Le Brun, grande lectrice de Sade ou des surréalistes - à qui elle emprunte son titre - ne range pas toutes ces grandes femmes dans le même panier, mais presque. Elles jugent les unes plan-plan. Les autres bourgeoises. Les dernières staliniennes. À quoi bon être féministe, se demande Annie Le Brun, si c’est pour obtenir l'égalité femmes/blaireaux ? Pour devenir un enfermé du for intérieur de plus. Un bon gros pot au feu qui mijotera jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il faut lâcher les hommes, les femmes, nous dit Annie Le Brun, il faut lâcher tous les rôles qu’on veut nous faire jouer : on n’est pas là pour se faire enrôler. Annie Le Brun veut être un cerf-volant et pouvoir couper le fil quand elle veut.
De deux, sans le savoir, Lâchez tout parle d’une époque où M6 n’existait pas, où Top Chef n’existait pas non plus du coup, où personne ne coupait jamais des oignons en répétant : « Je lâche rien ». C’est de loin la partie que je préfère. La part inconsciente du livre. Lâchez tout parle d’une époque où personne ne marchait jamais entre République et Bastille en jurant de ne rien lâcher, jamais, plutôt crever, et où aucun pédagogue assermenté n’expliquait en prenant un air de chêne massif : « Règle numéro 1 : ne rien lâcher ».
Chaque phrase d’Annie Le Brun rugit. Galope. Gronde. Fait trois fois le pâté de maison en chantant la Bamba. C’est pourquoi j'ai un peu de mal à y croire. Les gens convaincus me paraissent toujours moins convaincants que les incertains et les voix basses. Un murmure suffit quand on a Rimbaud à dire. Mais penser qu’une époque a préféré « lâcher tout » à « ne rien lâcher » me laisse songeur et, pour tout dire, un peu jaloux.
Que pense Annie Le Brun d’une époque qui répète « je lâche rien » en coupant des oignons ? Qu’aurait fait Rimbaud d’une époque qui, au lieu de lâcher et de relâcher, rêve de cadrer et recadrer, lui, le prince des lâcheurs, le bateau ivre qui a levé toutes les ancres, l’homme qui a lâché les Ardennes, Paris, Verlaine, son talent de feu et la poésie ? Je n’en sais rien. J’ai déjà trop pensé. Trop mal. C’est relâche. Lâchez tout, lâchez-vous, lâchez-moi, lâchez les lâches, lâchez vos gosses et… Bienvenue relâchement, ici détente, welcome, benvenuto, l’importance va se serrer et te laisser un peu de place, prends un hamac ou dors sur l’herbe : c’est open wunderbar jusqu’à preuve du contraire.