Ce livre a eu en moi un écho particulier puisqu'il raconte des choses que je vis encore aujourd'hui. Bien sûr, les Basques dont François Sureau livre l'histoire ici ne sont plus des demandeurs d'asile depuis longtemps, remplacés par des pays dont l'actualité dramatique émaille jour après jour les unes de nos médias (Somalie, Afghanistan, Syrie, et tant d'autres...), bien sûr la Commission des recours des réfugiés, officine confidentielle à quelques pas de Rivoli est devenue une énorme machine, la Cour Nationale du Droit d'Asile, à Montreuil et les quelques rapporteurs fraichement issus des rangs de l'ENA sont devenus une armée de plus de 400 membres, le plus souvent de contractuel. La Commission était artisanale, la Cour s'est industrialisée, autant que professionnalisée. L'asile, domaine à la marge du droit administratif est devenu un droit essentiel, la Cour étant devenue la juridiction qui rend le plus de décision de justice par an, près de 80 000 !
Mais l'essence du métier demeure la même. Le Chemin des morts c'est le cheminement que toute personne travaillant dans le domaine de l'asile doit accomplir. François Sureau raconte la demande d'asile de réfugiés politiques basques, qui, de nationalité espagnole avaient du s'exiler sous Franco et avec le retour de la démocratie pouvaient espérer rentrer chez eux. Mais voilà, entre la démocratie espagnole retrouvée et les vieilles inimitiés, un doute assaille Sureau. Si les risques d'assassinats de ces militants basques, anciens opposants du franquisme, étaient encore réels, malgré le retour démocratique ? Il renverra finalement ces militants chez eux, au nom des nouvelles valeurs démocratiques espagnoles. L'un d'entre eux sera assassiné.
Ce dilemme, le rapporteur se le pose à chaque dossier. Il apporte un éclairage au magistrat qui décidera du sort de ces demandeurs d'asile, décisions à valeur de couperet parfois, décisions souvent cruelles et parfois heureuses. Elle se prend à l'aulne de ce qu'est juridiquement le droit d'asile, à savoir la Convention de Genève de 1951 : le réfugié peut être protégé s'il risque d'être persécuté en raison de sa religion, de ses opinions politiques, de ses origines ethniques, de son groupe social, de sa sexualité, et les directives européennes sur la protection subsidiaire : le réfugié risque des atteintes graves s'il est exposé à un risque avéré de peine de mort, de conflits privés ou particuliers pouvant entrainer tortures et sévices, ou bien vivant dans une région où la violence est aveugle en raison de conflits internationaux ou internes.
Ce droit est à la fois large et restreint. Large parce que la protection subsidiaire englobe une myriade de situations : on peut être protégé parce notre famille nous persécute personnellement pour des questions d'héritage ou de moeurs par exemple (les affaires de conflits fonciers en Afrique sont extrêmement fréquentes, ou encore les affaires controuvées, de fausses accusations, au Bangladesh). Large aussi parce que la notion de groupe social permet de protéger des publics précis et divers : les victimes de traite humaine, les militants de certaines causes, les jeunes filles qui courent un risque d'excision ou de mariage forcé. Mais aussi restrictif parce qu'il ne prend pas en compte les conditions matérielles, ou du moins pas en premier lieu, ne tient pas compte des problèmes économiques, des crises politiques et sociales. De ce fait, une immense majorité des demandes ne relève pas de l'asile. La misère n'est pas un critère. Le parcours migratoire non plus. Passer par la Libye, se faire vendre comme esclave, subir la prostitution forcée, de manière quasi systématique, ne donne pas non plus droit à l'asile. A l'inverse être né dans le Darfour, à Kaboul ou à Mogadiscio ou dans l'état du Borno au Nigéria, ou encore au Mali, vous fait courir le risque de mourir à chaque instant. Parfois, on peut entendre des récits absolument glaçants.
Le rapporteur n'est pas seulement un homme qui analyse des dossiers. Il voit des vies. Il rencontre les requérants, les demandeurs, lors des audiences, leur avocat, les associations qui les soutiennent. Cette justice est humaine, avec peu de moyens pour des requérants qui ont des situations plus que précaires. Et à chaque fois qu'il lit les récits de vies, les histoires de déchirement, de déracinement, il a des pincements au coeur. François Sureau le rappelle avec humilité. Aucune décision n'est facile, entre le droit et l'humanité. Entre le droit et la morale, entre la loi et la conscience. Concilier ces deux dimensions est une gageure suprême.
C'est un métier qui invite à se décentrer profondément, à s'intéresser à d'autres cultures, d'autres langues, d'autres mentalités. C'est une vision de ce qui se passe ailleurs, qui fait relativiser les malheurs de notre propre existence. Par exemple, il faut prendre très au sérieux un enfant accusé d'être un sorcier au Nigéria. Si ce domaine relève de la croyance, en Afrique les gens y croient dur comme fer et tuent pour cela. Etre rapporteur c'est raconter d'autres vies que la sienne.
Voilà un livre court, qui se lit en une heure, et qui dit beaucoup du droit d'asile et sur l'exercice de la justice au sens large d'ailleurs. Le droit d'asile est un domaine trop instrumentalisé, objet de nombreux fantasmes et de fausses vérités de la part des deux branches les plus extrêmes de la politique. Trop de moralisme ou trop de cruauté. Il faut savoir faire la part des choses. L'asile c'est d'abord le domaine du droit et donc de la raison, même si c'est, comme le prouve le livre, difficile.