Le Cousin Bazilio est un roman lisboète publié en 1878 par le très francophile Eça de Queiroz, dont l'une des ambitions principales était, à l'époque, d'intégrer le réalisme à la française à un art national jugé encore très empreint de sentimentaliste romantisicant ou patriotique. Bazilio est ainsi un roman qui met particulièrement cette mission en lumière, dans le sens où il semble composé comme une sorte de pot-pourri de l'approche balzacienne mêlée à un cynisme et une méchanceté plus flaubertiens ; le ton personnel de l'auteur a la spécificité de pousser l'agressivité plus loin dans ce roman qui fait penser à ce que serait un duel entre Emma Bovary et Lisbeth Fischer, sous les yeux de l'entourage de Frédéric dans l’Éducation, se dénouant comme le Lys.
On ne peut pas dire que le roman soit court malgré le caractère assez serré de son action dramatique, résumée en trois ou quatre phrases au dos du livre, et les atermoiements de ses personnages sont régulièrement répétitifs au milieu de digressions importantes. Mais si le tout m'a paru très plaisant à lire, c'est précisément grâce à ces à-côtés qui permettent à Eça de Queiroz de brocarder avec une certaine violence tous les types moraux et sociaux de notre modernité européenne (les déclassés frustrés et arrivistes, les petits politicards médiocres et hypocrites, les mauvais pauvres, les artistes sans conviction etc). On sait que l'histoire tournera à la tragédie pour notre héroïne qui se dépêtre dans un adultère qui est doublement fautif puisqu'il constitue aussi un inceste, mais on se prend à apprécier tous les cheminements clairsemés qui doivent inévitablement aboutir à la destruction des espoirs d'honnêteté pour ceux qui aiment.
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Si j'avais lu Le Cousin sans n'avoir jamais parcouru les parents que je mentionne dans mon premier paragraphe, j'aurais sûrement trouvé le roman excellent ; et il est difficile de priver l'ouvrage de quelques traits de spécificités nationale voire municipale (c'est un vrai roman portugais et un vrai roman lisboète) qui lui donnent une patine lui appartenant en propre. Mais enfin, force est de constater pour qui a déjà dû tailler dans les réalismes français que le roman applique toutes les techniques exigées du genre avec application : importance sémiotique de l'objet, descriptions à valeur d'étude de milieu social, discours indirect libre, ironie très fréquente, recherche de vraisemblance et de détails historiques, confrontation des structures romanesques jugées idéalisantes avec un fil souhaité plus cohérent et j'en passe.
La question que je me pose est : combien de pages ou combien de romans appliquant la recette faut-il ou peut-on lire avant d'avoir extrait pleinement ce que le réalisme, en tant que proposition artistique rattachée à un moment précis, dans ses conditions matérielles, a à offrir ?
À l'époque où j'appréciais moi-même parcourir des séries d’œuvres exploitant un genre, un registre, et en l'occurrence une école, j'aimais beaucoup le fait de pouvoir, en dégageant tout ce qui était commun, chercher à toucher la spécificité de l'écrivain (ou de l'artiste) au cœur. Je comprends aussi sans problème la nécessité à certaines périodes de faire mouvement pour avoir un impact sur une société aux idées esthétiques normées, j'ai d'ailleurs en master recherche travaillé précisément sur cette dynamique.
Aujourd'hui, je ne sais trop si je suis encore capable de tirer de l'intérêt de la démarche. J'en suis quelque part un peu triste d'ailleurs.
Il a été parfois supposé que nous avions atteint, dans l'art littéraire au moins, une forme de fin des écoles, explicable par plusieurs facteurs (manque de présence de la littérature dans le champ médiatique ne les nécessitant plus, individualisation bourgeoise de la production, incapacité temporaire à les voir émerger parce que l'on manque de recul historique ?). Je me demande parfois si certaines façons d'écrire ne pourraient être assimilées à des mouvements (dans ma tête, j'appelle les écrivains contempo' qui utilisent volontairement l'aréférentialité, l'écriture dépouillée et le gris des « nouveaux conteurs », je pense à des Philippe Claudel, des Dave Eggers parfois, des Emilienne Malfatto) mais en réfléchissant je les sens davantage comme des tics de période. Et puis, on ne publie plus de manifeste.
D'où mon interrogation ultimement, et ma relative tiédeur, face à un Bazilio que j'ai parcouru pourtant rapidement et avec beaucoup de plaisir.
Les écoles, carcan répétitif au clap de fin salutaire ou jalons indispensables pour la création de projets littéraires complexes ?