Le dernier bain de Gustave Flaubert, Régis Jauffret, Seuil
Amateurs de littérature et d'histoire littéraire, jetez-vous à l'eau ! Ce dernier bain du Flaubert des derniers jours est une folle cavalcade de souvenirs qui tourbillonnent, en un ultime tour de manège avant la fin, comme eau dans une baignoire qui se débonde.
Régis Jauffret, en deux chapitres, « Je » et « Il », brosse un portrait sensible et haut en couleurs de Flaubert qui, depuis son bain, voit défiler sa vie. L'auteur aborde, avec jubilation, fantaisie, cocasserie, anachronismes assumés (quelquefois Flaubert évoque notre siècle ou l'esprit de notre temps), l'enfance du maître ; ses hommes : Alfred Le Poittevin qui lui fit découvrir le marquis de Sade (« sa lecture me coûta bien du foutre »), Maxime Du Camp, bien sûr, avec lequel il goûtera aux plaisirs indistincts de l'Orient et même Baudelaire, semble-t-il (« Pauvre Charles, je t'ai fait l'amour par la voie même que plus tard emprunta le dard de la justice pour t'empaler ») ; ses femmes : Elisa Schlésinger, l'égérie, la muse, la modèle, violée le jour de son mariage par des camarades de régiment de son mari, devenue une des femmes les plus en vue des salons parisiens avant de s'éteindre dans un asile d'aliénés, Louise Colet, l'amante qu'il tient à distance par une abondante correspondance, en guise de leurre ( « Je fis partie du troupeau de ses amants » -Alfred de Musset, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Victor Cousin-, « Elle fut mal jugée pour ces peccadilles dont un homme aurait tiré gloriole »), sa nièce Caroline, aimée comme sa fille, la vieille Julie, domestique de la famille, la princesse Mathilde qui sut l'apprivoiser, lui qui préférait fuir les mondanités, et Maupassant, son fils spirituel.
Au-delà des anecdotes, ce livre est un beau livre d'écrivain sur un écrivain. Car Flaubert est surtout un « bigot du style ». « Sans style, la langue est muette », « Le style sans lequel la langue ne dira jamais tout ce qu'elle a à dire », « La souffrance d'écrire, c'est moi qui l'ai inventée », « Le style est la mort du commerce du livre, il implique d'employer davantage de mots, de tordre les phrases et au bout du compte le lecteur aura l'impression de lire une langue étrangère qu'il connaît peu mais lui réclame trop d'efforts pour qu'il perde son temps. Seul le style est beau mais il nuit aux affaires ».
Et Jauffret d'imaginer que les personnages de l'oeuvre de Flaubert viennent, à sa dernière heure, lui demander des comptes sur le sort qu'il leur a réservé. La colère et le ressentiment d'Emma Bovary, qui accuse l'auteur de l'avoir violée et mise enceinte sont proprement réjouissants :
Elle, à propos de l'enfant né du crime : Vous le reniâtes, le tuâtes, le mangeâtes, le digérâtes, le chiâtes.
Lui : Bigre, tu conjugues. »
Ou que Flaubert, tourmenté, confesse, comme à la dernière heure on expie ses péchés, quelques maladresses de style ou phrases de guingois qui affectent son œuvre. Sachant qu'il n'est ni Homère, ni Shakespeare et que le nom d'Emma survivra au sien.
C'est également une belle méditation, mélancolique et poignante, sur les derniers instants d'une vie : « La mort est pareille à un chien, pour éviter d'être mordu il faut adopter l'attitude détachée d'un homme qui vaque nonchalamment ».
L'exercice a ses limites, comme toutes choses brillantes. Ecrit « à la manière de », ce pastiche le reste et les quelques potacheries qui nous font sourire n'estompent pas d'inutiles longueurs, et un effet de dispersion du propos. Jauffret s'amuse beaucoup. Nous un peu moins.
Reste le « chutier ». C'est la troisième partie du livre, dans une typographie différente, en caractères minuscules, mais qu'on aurait grand tort de négliger. Il s'agit d'un pot- pourri de variantes ou d'extraits qui n'ont pas trouvé leur place dans le récit. Régis Jauffret y glisse quelques réflexions cruelles sur le procès qu'a engagé contre lui Dominique Strauss-Khan à l'occasion d'un livre sur « l'affaire du Sofitel », que l'auteur a perdu, ayant été condamné à en supprimer plusieurs passages, à payer des dommages-intérêts et des frais de procédure au présumé innocent. Jauffret n'épargne personne, ni les juges, ni les avocats de son adversaire, ni « le joueur de viole », c'est ainsi qu'il désigne DSK. Flaubert, qui fut relaxé pour « Madame Bovary », entend venger Jauffret. Cela aurait pu amuser la galerie, offenser les avocats de presse vilipendés, intéresser les critiques littéraires, réarmer le bras justicier de DSK. Mais la galerie ne lisant plus, ou plus jusqu'à la dernière page d'un livre, elle n'en a rien su.... Dommage, ces quelques pages, enlevées, sont bien savoureuses sur les mœurs de notre temps, c'est le cas de le dire.