Personnage bien intriguant cette Luce. Et elle le sait très bien, car elle va exploiter le romanesque de son existence sur 500 pages autobiographiques. Comme tout bon personnage de roman, elle est aussi extrêmement trouble. Son parcours d’écriture sur 30 ans après la guerre montre les errements de sa mémoire : raconter d’abord l’avouable (la fuite du KL, le camp de travail), puis la dégradation de son corps et de son esprit (sa convalescence et Dachau) et enfin pour son âme (ses compromissions originelles). L’ambiguïté du personnage nous fait douter tout au long du récit : elle nous montre un personnage plutôt positif, mais reconnait ses mensonges par omissions dans ses premiers textes. On se met alors à remettre en question le rôle qu’elle s’attribue lors de certains évènements, par exemple lors de la grève, ou bien les raisons de son départ en Allemagne. Acte de résistance ou bravade d’illuminée endoctrinée ? En camp de travail, il semblerait que ça soit son arrogante assurance et son mépris de bourgeoise fasciste qui la sauve (« fasciste, oui » p138). La réflexion sur la reconstruction de sa mémoire (assez bordélique il faut le reconnaitre) à la fin du roman ne vient pas tout éclairer, et c’est peut-être mieux ainsi.
Reste alors ce témoignage qui a une place très singulière dans les récits sur cette période. Pas une description au cœur du système exterminatoire comme avec Primo Levi, pas une peinture de l’occupation non plus. Plutôt un récit entre deux, sur des zones moins explorées : le camp de travail, la clandestinité, la place des prisonniers ‘asociaux’ des KL. Luce d’Eramo fait l’expérience de l’horreur au milieu de la masse de polonais, italiens, français, russes, allemands, civils ou militaires, avec l’angoisse permanente de tomber dans un endroit pire que le précédent.
Deux analyses marquent particulièrement: tout d’abord l’omniprésence du rapport au corps et à sa dégradation au travail et en déportation. Rien ne nous est épargné, entre parasites, blessures et coliques. Cet aspect culmine dans le long chapitre dédié à sa convalescence après-guerre, suite à sa grave blessure lors des bombardements de 45. Elle décrit avec précision sa souffrance et son déclassement physiques et psychiques, mais aussi les rapports aux autres qui en découlent. On pense au Lambeau de Philippe Lançon lors de certains passages. Cette description du bordel infini de 1945-46 est hanté par la mort et l’angoisse du retour.
Enfin, l’autrice fait également l’analyse de son expérience de la déportation. Des réflexions intéressantes sur les rapports de classe entre différentes catégories de déportés, analyse marxiste complétée par la tentative d’expliquer l’horreur et la cruauté des bourreaux. Elle invoque ici Dosto dans les Souvenirs de la maison des morts, où le gardien doit faire preuve de créativité dans la cruauté et l’horreur afin de se donner l’illusion de ne pas être qu’une marionnette.