Orgie de mots pour un long voyage en Absurdie, où la mort frappe à tout moment

Très longtemps que je n'avais pas lu un Giono. C'est un de ses textes les plus connus et son titre insolite est très mémorisable. De ce roman, j'avais entendu dire que c'était un "classique des classiques". C'est à peu près tout ce que j'en savais en le démarrant. Les cinquante premières pages m'ont fait beaucoup d'effet. Je trouvais ça brillamment écrit et fus d'abord ébloui par la richesse de vocabulaire déployée. Puis un peu agacé par elle. Je rencontrais, de manière répétée, certains mots pour la première fois (éteule, yeuse, faille - au sens de tissu de soie-, pour ne citer que ceux qui me viennent spontanément en tête) et me sentis bientôt presque obligé de garder le Larousse à portée de main, ce qui ne m'était jamais arrivé auparavant. Me rappelant que le grand Racine n'avait écrit ses tragédies (qui sont autant de chefs d'oeuvre) qu'en n'utilisant un maximum de cinq mille mots, je me convainquais que cet étalage d'érudition était d'assez mauvais goût. Je ne pouvais, en même temps, m'empêcher d'admirer la virtuosité stylistique avec laquelle Giono dressait le tableau des évènements qu'il nous faisait vivre. Le luxe des détails imaginés au fur et à mesure des pages me plongeait dans l'étonnement, genre : "Mais bon sang, où va-t-il chercher tout ça ? Qu'est-ce qui le pousse à inventer cette multiplicité de petites péripéties et rebondissements, parfois à peine dissemblables les uns des autres ? Est-il tenu par un contrat l'obligeant à remettre à son éditeur un texte de 500 pages minimum ? Payé à la page ? Au nombre de mots ? "
Tout ça pour nous raconter quoi, sinon la description minutieuse d'une épidémie de choléra (avec toutes ses variantes de cas) frappant toute la Provence (mais particulièrement la région de Manosque) pour remonter jusque Gap et les Hautes-Alpes ? Les aventures d'un jeune colonel de hussards, Angelo Pardi, dont on apprend petit à petit qu'il est, tout à la fois, le fils naturel d'une duchesse italienne (qui lui a acheté sa charge de colonel) et un carbonaro obligé de quitter précipitamment Turin et le royaume de Savoie-Sardaigne, pour avoir tué en duel un vague baron traître à la cause des carbonari et mouchard de leur société secrète à la police des États savoisiens-sardes de l'époque. Étant passé en France par des chemins détournés, Angelo traverse à cheval la Haute-Provence (qu'il découvre en proie à une soudaine et terrible épidémie de choléra qui provoque des morts par milliers) en direction de Manosque où il doit rejoindre un mystérieux Giuseppe, lui aussi carbonaro. Dans quel but ? Pour faire triompher la "cause de la liberté". On en apprendra (un peu) plus sur Giuseppe, mais pas beaucoup plus sur la cause qu'ils défendent. Après toutes sortes d'aventures (pas si variées que ça, finalement), dont un certain nombre à Manosque même, ou dans les collines et forêts entourant cette ville frappée par l'épidémie et peu à peu vidée de ses habitants, Angelo rencontrera à deux reprises une jeune femme aussi intrépide que mystérieuse et qui monte parfaitement à cheval. Ils feront alors route commune vers Gap et un patelin proche, où elle demeure habituellement.
Durant ces pérégrinations et péripéties, Angelo, d'abord sans puis avec la mystérieuse jeune femme, croisera moult macchabées décédés du choléra, moult cas de morts brutales, souvent accompagnés de nuées de corbeaux et autres oiseaux (sans parler des chiens, des chats et des rats) bouffeurs de cadavres. Lui et elle auront aussi à affronter les barrages "sanitaires" de policiers, des voleurs occasionnels de toute sorte et autres profiteurs de ces situations extrêmes, où on peut clamser en quelques heures et donc abandonner ses biens à qui vous côtoie et les convoite, etc., etc., toutes aventures où la mort est toujours là, menaçante, où on s'agite, on se bat, on fuit, on se cache, on tombe dans des traquenards, on s'en échappe, on frôle la mort à tout moment, mais on survit comme par miracle, parce que, sinon, le roman s'arrêterait là et que son auteur est bien décidé à faire durer ses héros jusqu'à ce qu'ils remontent par monts et par vaux et coûte que coûte jusque Gap où il nous révèlera enfin l'identité de la jeune femme. Suite à quoi, le bouillant hussard repartira absurdement (?) vers son pays, où normalement les choses ont dû, avec le temps, se tasser pour lui et où il pourra donc retrouver son pote (et frère de lait) Giuseppe, ainsi que sa duchesse de mère et... reprendre son combat pour la liberté.
Le roman se termine assez abruptement, comme si Giono envisageait de lui donner une suite (ce qu'il a peut-être fait, je ne sais pas).

Pour reprendre mon titre, j'ai eu le sentiment d'une orgie, d'un excès de mots, d'une agitation complètement vaine, d'un long voyage périlleux, inutile et dérisoire. Une orgie de détails, souvent superfétatoires. Sentiment qu'on aurait pu facilement tailler dans ce gros roman d'une verbosité et volubilité incroyables, le réduire d'un bon cent-cinquante pages. Si le Giono de 55 ans ne l'a pas fait (avec tout le savoir-faire et le métier qu'il avait alors), il y a probablement une bonne raison à ça... même si elle m'échappe. Certaines péripéties tirées en longueur (notamment l'épisode où une religieuse de Manosque et Angelo s'occupent des cholériques morts dans leurs déjections et jetés dans les rues de la ville, les lavant à grande eau comme ils peuvent, pour qu'ils arrivent, dit la soeur, "propres devant Dieu"), d'autres extrêmement répétitives, des mots et encore des mots, des phrases descriptives à l'excès. Et à côté de ça, des moments plus vivants, presque de cape et d'épée ; des pages brillantes, magnifiquement écrites... si bien que chaque fois, je reprenais la lecture du livre avec appétit et qu'une fois la dernière page dévorée, j'ai quasi regretté d'être arrivé au bout. Regretté de ne pas savoir ce qu'allaient devenir maintenant les deux héros. Regretté que chacun ait plus ou moins gardé son secret. Eu le sentiment que Giono m'avait baladé pendant 500 pages, mis en appétit avec des amuse-gueule, sans jamais me livrer le fond de sa pensée, ni me dire où il voulait vraiment en venir. Car quand on écrit un livre, c'est pour dire quelque chose au monde, et d'abord à ses lecteurs, non ?
Qu'est-ce que cet écrivain de 50-55 ans a véritablement cherché à nous dire ?
Et pourquoi ne nous l'a-t-il pas dit plus simplement ?
En le résumant en quelque lignes, au détour d'une page.
A-t-il seulement voulu nous raconter une histoire, celle d'un hussard pris dans une tempête (épidémique) et qui rencontre une jeune femme avec qui ça aurait pu aller plus loin, mais finalement, et compte tenu des circonstances, non ?
Une histoire qui, évidemment, se mord la queue, parce que le roman débute juste après qu'Angelo a passé la frontière dans le sens Royaume savoisien de Sardaigne / France de 1830 (à la fin de la Restauration) et se termine trois à six mois plus tard, alors qu'il s'apprête à retraverser la frontière dans le sens inverse, après n'avoir fait, plus ou moins, que pérégriner dans une région provençale frappée et décimée par le choléra, en restant miraculeusement indemne.
Donc but de Giono en écrivant ce roman ? Nous divertir tout en nous informant ? Mais de quoi exactement ?
Nous éblouir par sa virtuosité stylistique et la richesse de son vocabulaire ?
Gagner sa vie de plumitif, en tombant 500 pages pas désagréables à lire, et même assez divertissantes ?
Ou faire, plus noblement, oeuvre d'art (en ayant sa propre idée de ce que cela signifie) ?

Voilà, grosso-modo, les questions qu'a suscitées en moi la lecture de ce qui est, je crois, regardé comme un classique de la littérature française du XXème siècle.
Le titre choisi m'intrigue également. Un hussard, c'est un soldat. Un soldat sur le toit, c'est un soldat qui se met à l'abri et qui regarde les choses de haut. Mais dans le bouquin, il n'y reste pas sur le toit (heureusement, ça aurait été fastidieux !).
Cette épidémie de choléra qui, en 1830, ravage toute une région, c'est très probablement une transposition de la Seconde Guerre Mondiale (1939-1945). En effet, il faut plusieurs années pour écrire un roman aussi touffu que Le Hussard. Sorti en 1951, c'est bien un fruit de l'après-guerre, une réflexion à mots couverts sur les six mortelles années que Giono, ses proches (et la nation française) ont vécues durant ce long conflit (militaire et idéologique) où les gens mouraient comme des mouches.

Je conclus. Un roman parfois magnifique (magnifiquement écrit), parfois agaçant. Finalement assez énigmatique, un peu langue de bois ; mais néanmoins devenu un "classique des classiques" (la formule est de mon médecin généraliste) que je déconseille aux âmes sensibles et recommande à tous les autres.

P. S. Le hussard sur le toit est classé 31ème dans la liste des Cent livres du siècle établie en 1999 (voir, dans Wikipédia, l'article : Les cent livres du siècle).

Fleming
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le 29 nov. 2020

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