Lire un livre comme le Genji ne peut qu’entraîner l’envie de comprendre le monde dans lequel cette œuvre a vu le jour. C’est un monde intrigant de par la quantité de choses qu’on ignore, au fait que l’essentiel qui soit parvenu à notre connaissance est la façon dont les gens ― d’une certaine élite, entendons-nous bien, car les autres n’existaient pas pour ainsi dire ― dont ces gens concevaient l’esthétique. Même aujourd'hui il est facile de percevoir qu'ils concevaient cela avec une grande cohérence. L’art devait nécessairement se trouver en toute chose, l’acte de création et au premier chef celui de l’écriture sont quotidiens et pratiqués par tous. Les écrits de cette époque aussi bien que les études du temps actuels semblent confirmer qu’à cette époque, tout le monde, y compris les plus jeunes, composait des poèmes.
C’est bien l’ambiance décrite dans le Journal de Tosa. Dans ce journal de voyage, dans une forme de poème qui les unifie tous, plusieurs poèmes sont prononcés au fil de l’eau. Au rythme d’une notation par jour, tous les détails ajoutés les uns aux autres concourent à donner l’impression concrète de la mer, une mer presque palpable. Mais une mer entourée par une atmosphère brumeuse d’incertitude, de lassitude des voyageurs, d’éclats intermittents et de mélancolie. C’est beau.
On nous dit que Ki no Tsurayuki, écrivant ce journal d’un voyage qu’il aurait par ailleurs réellement effectué, s’est fait passer pour une femme s’appelant Tosa. Dans l’esthétique complexe et codifié de Heian, se faire passer pour une femme-écrivain équivaut à changer de système d’écriture ; mais tout cela n’est évidemment pas perceptible dans une traduction. Je découvre peu à peu la littérature de cette époque et j’avoue que ça me fascine, parce qu’à chaque lecture j’entrevois, en dépit des différences voire des rivalités, ce qui lie esthétiquement toutes ces œuvres ensemble.