Connaissez-vous Maurice Renard ?


Non ?


Ah, malheur. Bon, je ne peux pas vous en vouloir. Après tout c’est normal, noyés que nous sommes par les Dan Brown et autres Amélie Nothomb nous oublions de nous tourner vers les siècles précédents pour y chercher un peu de réconfort littéraire. Et lorsque nous le faisons, au détour d’une brocante ou d’un rayon surchargé de librairie de quartier, c’est pour se diriger vers des "classiques", ces grands noms familiers garants de la grande littérature. Hugo, Chateaubriand, Balzac, Zola, Flaubert, Baudelaire, Dumas, Rimbaud, Maupassant, Stendhal, Lamartine. Trop souvent nous oublions de farfouiller dans les petits, les moins connus, les oubliés, les négligés, les rejetés, les marginaux regardés de haut par les universitaires. J’exagère, mais à peine. Et puis, nous oublions que le XIXème siècle, c’est celui de l’explosion des genres, de l’expérimentation littéraire qui tourne à la joyeuse foire à la nouveauté. Une grande cour de récré où les écrivains, bambins qui s’amusent avec leurs doigts de pieds trempés dans l’encre, gazouillent et innovent. Ce n’est pas spécifique à ce siècle, je sais bien, mais le bouillonnement est tellement varié et sympathique qu’il incite à s’intéresser à toutes les nouveautés.


Et parmi celles-ci il y a évidemment la science-fiction.


Alors là bien sûr les puristes s’exclameront que la SF existait déjà avant le XIXème siècle et citeront pêle-mêle Jonathan Swift, Cyrano de Bergerac, Thomas More, ou même dans l’Antiquité déjà Lucien de Samosate. Mais bon, le genre n’est vraiment exploité qu’au XIXème siècle, et ses plus beaux thèmes apparaissent à cette époque. Et derrière ces thèmes, les grands noms Mary Shelley, Villers de l’Isle-Adam, Edgar Poe, et bien sûr les incontournables Jules Verne et H. G. Wells.
Mais il y a aussi les petits – et pas les moindres, dont notre fameux Maurice Renard.
Ah, elle y arrive enfin.


Maurice Renard se définissait lui-même comme auteur de "merveilleux-scientifique" : selon le principe d’Horace, si bien respecté par les meilleurs comme La Fontaine ou, justement, Jules Verne, il s’agit d’instruire son lecteur au travers d’une histoire plaisante ("placere et docere"). Mais ce petit foufou de Maurice s’amuse aussi à glisser dans le genre de la science-fiction des miettes de fantastique et d’épouvante qui font le charme de ses romans.


Le Péril bleu est le deuxième roman de Renard, après son grand succès Le Docteur Lerne, sous-dieu, réécriture franco-fantastique du Dr Moreau de H. G. Wells – je recommande, c’est truculent. Le livre qui nous intéresse est publié en 1912, et son histoire se passe en 1913, sous forme de reconstitution d’évènements qui ont eu lieu… en 1912. Mindfuck dès le départ, histoire de faire s’arracher les cheveux au lecteur de l’époque. Le narrateur reconstitue les évènements qui ont eu lieu, l’an passé donc, à partir de témoignages et de documents conservés par un des personnages principaux, l’astronome Le Tellier.
Que s’est-il donc passé, en ce bel été de 1912, dans une région tranquille au bord du Rhône, où il fait bon vivre et où la famille Le Tellier aime à passer ses vacances ? Tout à commencé par des vols, toujours produits de nuit, mais des vols insignifiants, presque drôles : on entend des bruits quand il fait noir, et au matin des branches ont disparu, des statues, des poules ou des carottes. Même une girouette, pourtant perchée bien haut. Plaisanterie, sûrement. Pourtant les gens s’agacent, ça commence à bien faire ces histoires. Ces voleurs sont impossibles à attraper, et surtout, leurs méthodes sont surprenantes : aucune trace de pas visible, aucun témoin. Serait-ce des voleurs pourvus d’ailes ?
Les habitants de la région ne tardent pas à prendre peur ; la superstition prend le dessus, on parle de "sarvants", créatures fantastiques du folklore local, qui jouent de mauvais tours aux humains…
Les choses se corsent vraiment lorsque, brusquement, ce sont des personnes qui disparaissent la nuit. Toujours la même méthode, aucune trace ne permet de comprendre les méthodes des enlèvements, les victimes semblent être choisies au hasard et aucune demande de rançon n’arrive aux familles… Lorsque la moitié de sa famille disparaît, Le Tellier et le reste de ses proches entame des recherches désespérées pour résoudre le mystère des sarvants…


Entre roman policier, de science-fiction, fantastique et d’horreur, Le Péril bleu tient en haleine de la première à la dernière page. Les retournements de situations ne manquent pas, les personnages sont très divers et très bien croqués, et le message scientifique derrière l’intrigue est à la fois très clair et moderne. La plume de Maurice Renard, entre ironie et passion, a quelque chose de très introspectif et en même temps ne manque pas de poésie – et d’humour !
À ce sujet, si vous êtes fan de Sherlock Holmes, vous aurez une charmante surprise puisque Renard, au travers du personnage particulièrement con de Tiburce (ce nom…) tape sur la tête du détective britannique avec une gaîté communicative. La scène où le faux-Sherlock tente d’appliquer les méthodes que l’on connaît bien pour cerner un autre protagoniste est un bijou de méchanceté et en même temps un hommage bien sympathique à Conan Doyle. Surtout c’est une moquerie directe envers les fan-boys de l’époque qui pensaient que les méthodes holmsiennes étaient applicables dans la vraie vie…
Enfin, les sentiments, aussi bien que l’horreur, sont décrits avec un souci de véracité et d’humanité qui m’ont beaucoup touché. Le style de Renard est subtil, discret, et efficace. Quant à sa théorie scientifique, sur laquelle repose toute la partie SF, elle est vraiment superbe ; ce livre a plus de cent ans, mais le culot avec lequel il propose des théories pseudo-scientifiques allégoriques le place d’emblée dans mon top indémodable des meilleurs livres de science-fiction.


À partir d’ici, je commence à spoiler une partie de l’intrigue. Pas tout, évidemment ; mais je conseille à ceux qui veulent lire Le Péril bleu avec des yeux tout propres de cesser immédiatement leur lecture et de tenter dès maintenant de se procurer le roman.


Pour les autres, vous êtes prévenus. C’est bien aimable de continuer. Je ne gâche pas tout, ne vous inquiétez pas.


À la lecture du résumé que j’ai fait vous avez peut-être déjà formulé des hypothèses quant à l’identité des sarvants. Sachez que dans tous les cas vous serez surpris. Car après l’enlèvement d’une partie de la famille Le Tellier, le roman se lance dans la direction de l’attente angoissée, qui vire à l’horreur. Les savants de la famille établissent des méthodes scientifiques pour retrouver leurs proches, mais la paranoïa envahit peu à peu toute la région (où les disparitions continuent bon train, forçant les habitants à se cloitrer chez eux), puis toute la France (qui craint de vivre le même enfer) ; on ne vit plus qu’au jour le jour, au rythme des articles qui n’apprennent pourtant rien de neuf. Une bonne part de l’angoisse du roman réside dans cette paranoïa collective ; elle s’intensifie lorsqu’on touche à l’horreur : bientôt ce ne sont pas seulement des choses et des gens qui "s’élèvent" et disparaissent, mais des gouttes de sang et des membres découpés qui "redescendent" sur le plancher des vaches, dans une scène digne du cabinet des horreurs… Je peux vous dire qu’à ce moment de ma lecture, la nuit dans mon lit, je n’ai pas fait la maligne quand j’ai entendu des bruits dans mon mur (en fait ce sont juste mes voisins les loirs, mais quand même).
Il faudra la chute d’un étrange sous-marin invisible en plein Paris, et celle du carnet de notes d’un des disparus retrouvé sur son cadavre, pour dévoiler tout le mystère de cette affaire…


Je ne vais pas dire ici qui sont les sarvants. Je veux simplement souligner la modernité et l’intelligence du propos de Renard : là où le lecteur craint une invasion, une colonisation, une guerre lancée par des êtres non-humains, il se retrouve face à son propre reflet. Car les enlèvements sont des actes scientifiques : si les gens disparaissent, c’est parce que les sarvants, dans leur curiosité tout à fait naturelle vis-à-vis de notre monde dont ils ne connaissent absolument rien, nous pêchent pour nous étudier. Oui, vous avez bien lu : ils nous pêchent. Comme les scientifiques pêchent des poissons inconnus dans les océans les plus profonds de notre planète, pour les remonter à la surface et les ouvrir… tout ceci pour la connaissance.


Avant Maurice Renard, l’homme n’avait pas réalisé qu’il pouvait à son tour être l’objet d’étude d’une autre race, curieuse et méthodique.
Pour Maurice Renard, si nous sommes à notre échelle les maîtres du globe, qu’est-ce qui garantit qu’à une autre échelle nous ne soyons pas perçus par une race supérieure comme une espèce équivalent de la crevette ?


Ça remet les choses en perspective.


Et comme dans toute bonne œuvre de science-fiction, le discours est acerbe.
D’abord, au nom de notre intelligence, nous nous arrogeons le droit de torturer des espèces dites inférieures – parce que nous les avons proclamées inférieures. Les laboratoires, les aquariums, les collections, voire à une échelle plus « mondaine » les musées, se réservent le luxe de s’approprier la vie, de l’étudier et de l’abréger. Où placer la limite entre juste besoin de connaissance et torture ? Une fois que l’on se retrouve placé au même plan que ces espèces, peut-on toujours dire que la science justifie tout ? et peut-on parler de supériorité quand ce que nous faisons s’apparente plutôt à de la cruauté ? finalement, les sarvants de Maurice Renard, qui finissent par arrêter leurs expériences, suppose-t-on parce qu’ils ont réalisé qu’ils apportaient la douleur, sont plus dignes du qualificatifs d’"humains" que nous…
Ensuite, qu’est-ce qui nous garantit que nous, humains, sommes les plus malins ? après tout (et les sarvants sont physiquement une preuve de ce discours) nos sens ne nous dévoilent pas tout, et nous portons toujours plus d’œillères que nous ne voulons bien l’admettre. Renard a la sagesse de placer ses sarvants dans un contexte si inatteignable que l’homme prend conscience de sa petitesse, et surtout de sa faiblesse : il est parfaitement incapable de se défendre ou d’attaquer, de faire un pas d’un côté ou de l’autre…
Alors dans cette situation, que fait l’homme ? il crie à l’imposture. Le dernier retournement de situation du roman, sur lequel repose toute l’écriture du narrateur, réside en ce refus pur et simple de reconnaître la vérité, parce qu’elle heurte l’ego humain confronté à sa propre impuissance. Nous sommes une race fière, et pourtant il n’y a pas de quoi…


Par ce roman très drôle, très angoissant, très inventif et très bien écrit, on réalise que Maurice Renard a le talent des vrais auteurs de la meilleure science-fiction – le talent des vrais conteurs : celui de questionner l’homme sur lui-même et sur son rapport au monde, au travers d’une histoire dont on ne ressort pas indemne.

Kogepan
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le 8 févr. 2015

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