"Je bâtis ma demeure (1943-1957)" forme l'essentiel des œuvres poétiques d'Edmond Jabès avec ses treize recueils (320 pages en caractères minuscules dans l'édition Poésie/Gallimard). Les recueils sont présentés dans l'ordre chronologique à part les deux premiers, datés de 1956 et 1957.
"Les Chansons pour le repas de l'ogre (1943-1945)", dédiées à Max Jacob, parlent de malheur, de désespoir et de mort. Dans le premier poème, trente princes assassinent le Roi noir "qui a dans le cœur trois fantômes qui pleurent". La seconde guerre mondiale en cours est un ogre insatiable... La dernière chanson se termine par : "Quand les six chevaux éventrés / Atteignirent enfin ! l'oasis,
Plus un insecte ne régnait sur / Le moindre brin d'herbe vivant."
Les thèmes annoncent ceux du "Livre des Questions" (1963) : l'écriture, la solitude, l'ancrage dans les mots, la mémoire... De nombreux poèmes et aphorismes se réfèrent à la nuit. Dans "La clef de voûte (1949)" : "Je dors dans un monde /
où le sommeil est rare / un monde qui m'effraie / pareil à l'ogre de mon enfance".
Dans "Les mots tracent (1943-1951)" : "La poésie est fille de la nuit. NOIRE." "De la nuit à la nuit. Mon ambition est de tracer en pointillés légers, l'itinéraire du poème."
Jabès revient sans cesse aux mots, à la condition d'écrivain, à sa solitude d'exilé volontaire. "Je cherche, avec des mots, à saisir la poésie ; mais déjà, elle s'est réfugiée en eux. De la poursuivre là où elle est devenue ma voix, c'est moi seul, alors, que je tourmente." Ou : "Je dois aux mots la joie et mes larmes de mes cahiers d'écolier, de mes carnets d'adulte. Et aussi ma solitude. Je dois aux mots mon inquiétude. Je m'efforce de répondre à leurs questions qui sont mes brûlantes interrogations." Les relations entre le poète et les mots sont complexes. Le choix et la séduction sont réciproques : "Les mots élisent le poète." Ou "L'art de l'écrivain consiste à amener, petit à petit, les mots à s'intéresser à ses livres."
De recueil en recueil, le thème de l'étranger se précise. La "Chanson de l'étranger" se termine par : "Avec les pierres, un monde se ronge
d'être, comme moi, de nulle part."
Je pense aussi dans "L'écorce du monde (1953-1954)" à "L'étranger" :
"Le monde est une coterie / L'étranger y a du mal à se faire entendre
On lui reproche gestes et langue / Et pour sa patiente courtoisie
récolte injures et menaces".
Edmond Jabès prend réellement conscience de sa condition de Juif, exterminé dans des camps ou contraint à l'exil pour survivre, lors de la crise du canal de Suez. En 1956, il doit quitter son Égypte natale. La douleur du déracinement oriente son œuvre vers une méditation sur l'exil et l’identité juive. Il s’installe à Paris, où il meurt en 1991.