Tous à l'aventure ! À la découverte d'une œuvre qui, loin du terre-à-terre, vous emporte par-delà les océans de la perception. D'un genre qui, sans être fantastique, est ailleurs ; qui, sans être surréaliste, trouble ; qui, sans être un hommage, assume son côté "Robinson" ; qui, sans retomber dans la "normalité", prend successivement les atours d'une comédie de mœurs, d'un drame psychologique, d'un drame personnel, collectif et même métaphysique... L'ensemble, une réussite indéniable, flotte encore longtemps dans l'esprit du lecteur une fois la dernière page conquise ; ce qui compense plus que largement un style narratif (alternance de chapitres à la première personne pour chaque personnage) à la longue répétitif, sans jamais devenir ennuyeux, rassurez-vous.

Deux personnages principaux se succèdent à la barre durant la majorité de la traversée que constitue le roman : François Lejodic – ou "Jodic" – , mécanicien et homme à tout-faire ayant fui la Bretagne après une histoire d'amour contrariée par les classes sociales ; et Albert Paulmier de Franville – ou "Gouv" car il est le Gouverneur de cette petite île – héritier d'une noble lignée et diplomate sevré d'affectations plus clémentes après une trouble affaire autour du sinistre triptyque Asie du Sud-Est, (trop) jeunes filles et chambre d'hôtel... L'un a choisi Antipodia, l'autre y est puni : un retour aux sources et un bannissement. Un troisième personnage s'immisce subrepticement dans ce décor : Moïse, pêcheur de l'Océan Indien jeté par dessus bord par un capitaine peu scrupuleux...

La grande intelligence de Jean-Luc Coatalem est de n'être pas laissé entraîné par les ficelles grossières du schéma trop classique de "l'élément perturbateur qui surgit dans un univers rodé et réglé". Mieux que cela, il se joue de ces codes avec brio. En effet, même une fois sur l'île, Moïse n'entretient qu'un lien abstrait et euphémisé avec les deux autres personnages. Et certainement pas un lien parlé. Le déséquilibre d'Antipodia – à savoir les deux pôles contradictoires incarnés par Jodic et Gouv – n'a pas attendu l'homme des îles au nom biblique pour se mettre en branle, pour faire valdinguer de plus en plus durement ses personnages. Moïse n'est que coup de grâce, deus ex machina s'abattant sur la poutre déjà bien trop étroite et instable sur laquelle évoluaient tant bien que mal les deux gardiens de l'île. Une île dont la raison d'être administrative est simple : un relais humain dans la galaxie des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF). Une île qui cache bien sa véritable raison d'être.

Deux gardiens d'une île, donc, en attente d'un éventuel secours à effectuer, mais bien incapables de remplacer la moindre balise défectueuse. Deux gardiens d'une île censée servir de garde-manger, mais dont ils deviennent très vite les véritables aliments. Dans ces landes absurdes enivrées de vent, d'humidité, de souvenirs et d'inutilité, les deux personnages étouffent peu à peu. Mais diversement.

Le premier d'entre eux, Jodic, s'enivre et s'étouffe de liberté sur cette île dont il arpente les collines, les escarpements ; il se dope au reva-reva, plante hallucinogène qui l'enserre peu à peu dans la logique, la métaphysique, la pensée de l'île, son absurdité. Boire de la liberté à grands coups de reva-reva on the rocks, oublier le confinement social dont il a été victime à Brest, surpasser le confinement physique dont il a été victime lors d'une mission en Antarctique. Sur Antipodia, le confinement est ouverture, ouverture sur le Tout : la Nature, l'Espoir, le Rêve, le Fantasme. La Suédoise actrice dans le seul film pornographique à disposition de ces deux hommes éloignés de force du sexe opposé comme de toute pratique sexuelle apparaît ainsi à Jodic de manière épisodique, sporadique ; elle l'appelle en pleine nature, lui ôtant toute résistance, le rappelant à sa nature animale. Étouffement pulsionnel.

Le second, Gouv, étouffe de confinement, rabougri, ne se rattachant qu'à son browning et à la devise familiale : "je maintiendrai". Échouant peu à peu à maintenir Jodic dans son morne giron, échouant à maintenir la supériorité de son rang et de son éducation, échouant à maintenir l'équilibre de l'île, échouant à se maintenir lui-même. Là où Jodic rend les armes psychologiquement, Gouv les rend physiquement. Petit à petit incapable de se déplacer correctement, il adopte une posture défensive. Il fait de ses journées un rempart contre le froid, contre Jodic, contre son passé. Étouffement rationnel.

Jodic, au contraire, adopte une posture offensive : il se jette à corps perdu dans cette île, en devient finalement le premier et seul véritable habitant ; plus encore, il en devient un "natif". Un esprit. Un défenseur. Un gardien du Temple, à moins que ce ne soit du tombeau. De ces deux postures bien plus complexes – et porteuses de réflexion – qu'elles n'y paraissent, Jean-Luc Coatalem choisit d'en détailler la logique factuelle pour ne pas tomber dans la dissertation conceptuelle maladroite. Une fois de plus, grand bien lui prend. Il y gagne en clarté et en lisibilité. Les caractères s'affirment dans leur folie. Ils s'affirment dans cet écrin irisé et scintillant aux beaux jours, volcanique et glissant le reste du (mauvais) temps : une Antipodia cruelle et magnifiée, une déesse à la fois maternelle et vengeresse, créatrice et destructrice.

Antipodia est indéniablement l'essence du livre. Allusion à peine masquée à la Sainte-Hélène de Napoléon Bonaparte (sa géographie est truffée de références historiques à l'Empire), elle est imprévisible, impétueuse, un lieu d'exil d'où l'on ne repart pas ; un peu comme si les jeux étaient faits dès le départ, comme si le lecteur ne faisait que contempler avec un plaisir sordide la lente décrépitude des choses et des êtres face aux forces de la nature, de la Terre, de l'Existant, jusqu'à en percevoir tous les rouages, jusqu'à oublier toute société pour ne voir plus que l'Essentiel, la Terre tourner sur elle-même, pour voir en Antipodia le centre de toutes choses, leur début et leur fin. Le temps est ennemi car il est sur Antipodia un éternel recommencement. Éternel retour toujours.

Éternel retour pour le lecteur aussi, qui ne manquera probablement pas, une fois la première lecture achevée, d'y revenir quelques mois ou quelques années plus tard, afin d'y puiser bien d'autres réflexions tant ce livre ouvert semble ne jamais se refermer.

T.M.
madamedub
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le 30 mai 2012

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