Le titre de ce roman étant particulièrement explicite, on ne s’étonnera pas de l’activité d’Eduardo Valverde qui va chez les uns et les autres pour leur lire des livres. Ce qu’on apprend au fur et à mesure, c’est comment et pourquoi Eduardo en est arrivé là. On découvre ainsi où il vit et quelles sont les relations qu’il entretient, dans son cercle familial ainsi que dans son cercle professionnel.
Comme l’auteur du roman (Fabio Morabito), Eduardo vit au Mexique, dans une ville désignée comme celle de l’éternel printemps par ses habitants. Une rapide recherche permet de supposer qu’il s’agit de Cuernavaca (365 000 habitants en 2010), distante d’environ 80 km de la capitale Mexico (remarque : d’autres villes dans différents pays, sont désignées de la même façon, et pas seulement en Amérique du Sud). Les péripéties et descriptions permettent d’imaginer un peu cette ville. Ainsi, le personnage central et narrateur y fréquente plusieurs établissements de la même chaîne, pour y déguster des bisquets, spécialité locale dont il apprécie une fabrication bien précise (il dénigre sans ménagements ceux qu’on lui sert aplatis). Ceux qui lui conviennent, il les trouve dans son endroit préféré où il a ses habitudes, notamment avec une serveuse qui l’appelle « Jeune Eduardo » alors qu’on finit par apprendre qu’il a 35 ans. Ce détail est assez révélateur de son état d’esprit et de sa situation. En effet, si Eduardo fait des lectures à domicile, ce n’est pas pour gagner sa vie. Pour cela il travaille dans un magasin familial qui vend des meubles, magasin régulièrement en difficulté face aux chaînes qui vendent des modèles à monter soi-même.
Son activité de lecteur à domicile est en fait un travail d’intérêt général qu’Eduardo accomplit suite à un accident automobile pour lequel on lui a retiré son permis de conduire. On ne saura jamais exactement la nature de cet accident, Eduardo lui-même affirmant qu’il s’agit d’une histoire compliquée lorsqu’il ne peut pas éviter le sujet. Les difficultés du magasin de meubles de la famille Valverde viennent également du fait qu’une organisation la soumet à une sorte de racket déguisé en protection. Régulièrement, un individu vient ponctionner une certaine somme dans la caisse, sans que personne puisse s’y opposer. Il semblerait d’ailleurs que cet individu ait un lien avec le principal employé du magasin. Quant aux lectures à domicile qu’Eduardo doit effectuer, elles sont contrôlées par le père Clark qui voit régulièrement Ofelia, la propre sœur d’Eduardo. On voit donc que les relations entre vie privée et vie professionnelle des personnages sont étroitement imbriquées. Il faut également préciser qu’Eduardo vit avec son père gravement malade, qui devient particulièrement dépendant, notamment de Céleste, leur employée de maison qui va se révéler bien plus capable de présence d’esprit et d’astuce que ce qu’Eduardo imaginait.
Des romans à la poésie
Bien entendu, le sel de ce roman viendra en bonne partie de l’activité de lecture à domicile d’Eduardo : celle-ci se révèle bourrée de surprises. Avec Eduardo, on va découvrir une étonnante galerie de personnages. Chaque lecture s’avère être une sorte de comédie, aussi bien du côté d’Eduardo que de son auditoire. Les événements s’enchaînent, Eduardo ayant le chic pour se placer dans des situations extravagantes. Il faut dire aussi qu’il ne se contente pas d’une sorte de nonchalance naturelle. Très sensuel, il aime les femmes et passe beaucoup de temps à les observer et fantasmer sur des possibilités érotiques. Il va se trouver embarqué dans des péripéties qui le dépassent parce qu’il est tombé sur un recueil de poésies d’Isabel Fraire qu’il lit à l’occasion, se rappelant que son père l’adorait (au point de se demander s’il n’entretenait pas une relation privilégiée avec elle). Eduardo se révèle en lisant ces poésies de façon très personnelle, alors qu’il lit les romans mécaniquement, laissant le souci de compréhension à son auditoire.
Un ensemble de détails révélateurs
Ce roman se déguste rapidement. On y apprécie l’incongruité de nombreuses situations, ainsi que la capacité de l’auteur à faire sentir de nombreux points malgré la concision (223 pages) de l’ouvrage. Son éloge de la lecture ouvre pas mal d’horizons, tout en abordant de nombreux thèmes : les relations familiales, l’impact des cartels sur la vie générale en Amérique du Sud, la façon d’apprécier la littérature et en particulier le cas de la poésie, les souffrances liées à la vieillesse, la façon dont certaines relations se nouent ou se dénouent selon les caractères et ego des uns et des autres (Eduardo découvre ainsi qu’on ne lui dit pas tout, chez lui), les relations employé/patron, etc. Très appréciable également, la façon d’intégrer la culture mexicaine par quelques mots de vocabulaire qui donnent des indications vestimentaires, culinaires, etc. Bref, l’auteur se révèle capable d’en dire long sans noyer son auditoire, grâce à son art de glisser les justes détails aux bons moments. Un bonheur de lecture qui se conclut de façon originale. Sans constituer une apothéose, la fin surprend aussi bien Eduardo que les lecteurs-lectrices, en montrant que toute chose est éphémère en ce bas monde.
Critique parue initialement sur LeMagduCiné