Nous sommes en 2015. Abîmé par l’alcool et le khat, Seyoum n’en impose pas moins sa brutale autorité sur toute la côte libyenne, où il est devenu l’un des plus gros passeurs de migrants vers Lampedusa. Contre toute attente, l’arrivée d’un énième convoi de réfugiés en provenance d’Erythrée le déstabilise soudain, en lui renvoyant à la figure un passé dont il pensait être quitte. Car Seyoum est lui-même érythréen. Vingt-deux ans plus tôt, la dictature érigée dans son pays brisait sa famille et sa vie : l’attendaient les camps d’embrigadement forcé, la torture et l’emprisonnement, jusqu’à sa fuite et son établissement sur ces plages de la Méditerranée…


Entré de plain-pied dans la peau d’un passeur écoeurant de cynisme et d’indifférence, le lecteur se retrouve, d’emblée et sans ménagement, confronté à l’immonde absence de vergogne d’un caïd aussi minable que meurtrier. L’abjection semble sans limite, lorsqu’un événement fortuit vient déchirer les abrutissants brouillards de la drogue et pourfendre la carapace du tortionnaire. Peu à peu, les réminiscences apportent un éclairage qui, sans l'excuser, finit par amener un début d’explication au comportement criminel de cet homme. De 1993 à nos jours, depuis l’indépendance de l’Erythrée après trente ans de guerre contre l’Ethiopie, la dictature militaire a multiplié les conflits internes et externes, achevant de mettre le pays à feu et à sang et provoquant de massifs déplacements de la population. Torturé dans son âme et dans sa chair, embrigadé de force et trahi au plus intime de son être, Seyoum s’est transformé de victime en bourreau, au fil d’une déshumanisation par bien des aspects suicidaire.


L’écriture, dynamique et lapidaire, ne laisse aucun répit. Les phrases s’alignent comme autant de gifles, dans un récit coup de poing qui, en quelque cent trente pages couvrant quatre jours seulement, réussit à embrasser toute l’ampleur du désastre érythréen, à toucher du doigt l’intime détresse des migrants, et à dresser un tableau sans fard et sans manichéisme des violences et de l’inhumanité que leur réservent passeurs, mais aussi souvent, autorités complices et prétendument aveugles. Dans cet océan de noirceur brutale et insoutenable, brille malgré tout une lueur d’espoir, cette étincelle que l’auteur a choisi de préserver envers et contre tout, et qui permet de croire que, peut-être, l’âme humaine reste toujours capable d’un minimum de rédemption.


Ce livre choc ne laissera aucun lecteur indifférent. Sans pathos ni jugement, il aborde la question des migrants sous un angle inédit et dérangeant, et nous interroge quant à nos propres responsabilités et à celle de nos gouvernements, quand le souci de notre confort l’emporte si facilement sur notre humanité. Un premier roman percutant et remarquable, et un nouvel auteur à suivre. Coup de coeur.


https://leslecturesdecannetille.blogspot.com

Cannetille
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 28 juin 2021

Critique lue 378 fois

1 j'aime

Cannetille

Écrit par

Critique lue 378 fois

1

D'autres avis sur Le passeur

Le passeur
Cannetille
9

Un livre choc

Nous sommes en 2015. Abîmé par l’alcool et le khat, Seyoum n’en impose pas moins sa brutale autorité sur toute la côte libyenne, où il est devenu l’un des plus gros passeurs de migrants vers...

le 28 juin 2021

1 j'aime

Le passeur
SIMMARANO_JF
6

Objectif Lampedusa

Le passeur est l'histoire d'un type bien qui devient une crapule mais qui, par un geste rédempteur, pourrait redevenir un type bien. Ce type qui symbolise à lui tout seul la professionnalisation du...

le 26 avr. 2021

Du même critique

Veiller sur elle
Cannetille
9

Magnifique ode à la liberté sur fond d'Italie fasciste

En 1986, un vieil homme agonise dans une abbaye italienne. Il n’a jamais prononcé ses vœux, pourtant c’est là qu’il a vécu les quarante dernières années de sa vie, cloîtré pour rester auprès d’elle :...

le 14 sept. 2023

19 j'aime

6

Le Mage du Kremlin
Cannetille
10

Une lecture fascinante

Lui-même ancien conseiller de Matteo Renzi, l’auteur d’essais politiques Giuliano da Empoli ressent une telle fascination pour Vladimir Sourkov, « le Raspoutine de Poutine », pendant vingt ans...

le 7 sept. 2022

18 j'aime

4

Tout le bleu du ciel
Cannetille
6

Un concentré d'émotions addictif

Emile n’est pas encore trentenaire, mais, atteint d’un Alzheimer précoce, il n’a plus que deux ans à vivre. Préférant fuir l’hôpital et l’étouffante sollicitude des siens, il décide de partir à...

le 20 mai 2020

17 j'aime

7