Les poètes contemporains sont décidément de drôles de zèbres. Ce livre consiste en une série d’anecdotes tâchant de cerner la vie qu’ils peuvent bien mener. On y parle donc du « milieu » de la poésie comme on dirait le « milieu » de la pègre, sauf bien sûr que dans le crime organisé il y a du pognon à ramasser, alors qu’en poésie, pas tellement. Les poètes ressemblent davantage à une nuée de charognards attroupés autour d’une carcasse déjà bien dévorée et grouillante de vers. C’est ça qui fait leur charme insupportable, c’est ça qui les rend si vénéneux. Ce sont des hyènes, des vautours. Leur appareil digestif est un chef d’œuvre de la nature. Ils empestent.
Ce livre est une sorte de jeu de piste. L’auteur n’y désigne pas les protagonistes par leur nom mais plutôt par des périphrases du genre : « un romancier célèbre », « la directrice d’un centre de Poésie », etc. C’est sans doute une manière de faire comprendre à ceux qui s’y reconnaîtront qu’ils appartiennent au « milieu », leur procurant un sentiment de satisfaction (l'un des seuls qui leur soit accessible). Inversement, ceux qui ne s’y reconnaîtront pourront en retirer une certaine frustration, voire même un sentiment d’exclusion. Ce phénomène était déjà observable dans Argent de Christophe Hanna (éditions Amsterdam) – qui d’ailleurs a commis la préface du Poète insupportable. Dans ce livre, les poètes sont désignés par leur revenu mentuel. On découvre combien ils sont obsédés par l'argent. Les poètes sont des comptables. Ils sont pathétiques.
Quant à la périphrase de « poète insupportable », elle désigne évidemment Cyrille Martinez, mais avec lui, tout poète digne de ce nom, c’est-à-dire tout poète expérimental, tout poète non-lyrique.
Car si le poète est insupportable, c’est notamment par ses dégouts. Ainsi, un poète comme René Char qui dispose pourtant d’un capital sympathie considérable, est objet de quolibets. Sa poésie est indigeste. Tout poète expérimental, tout lecteur de poésie expérimental, tout poète objectiviste, tout poète sonore, tout poète visuel le sait bien.
Si le poète est insupportable, c’est aussi parce qu’il traîne partout avec lui son absurde idéal poétique, qu’aucun poème réel ne saurait atteindre. C’est pourquoi dans la poésie contemporaine, on préfère souvent se passer des poèmes, dont on a observé maintes et maintes fois la tendance à être décevants. Ce qui compte, c’est de mener une vie de poète (en d'autres termes, une vie de merde) et d’être reconnu comme tel. Dans ce processus, les poèmes eux-mêmes deviennent inutiles, ridicules, gênants, dérisoires. On préfère les dire plutôt que de les imprimer, au moins ils ne durent pas, ils ne risquent pas de devenir des pièces à conviction. (Décidément le poète insupportable a bien des points communs avec le malfrat qui lui non plus n'aime guère laisser de traces.) C’est un peu ce que raconte aussi le poète américain Ben Lerner dans La haine de la poésie, paru aux éditions Allia : un poème, aussi bon soit-il, est toujours en-deçà des attentes considérables que l’on a vis-à-vis de la Poésie. La poésie, dans tout ça, n’est plus qu’une posture. On la « performe » parfois mais toujours devant des salles vides, ou seulement peuplées d’une poignée d’autres poètes qui viennent s’y tenir chaud. On fait comme si elle n'existait pas. On est tout proche de constater sa disparition.
On l’aura compris, la carrière poétique n’est pas une sinécure. Le malheur y reste un étendard. Le poète insupportable souscrit partiellement au mythe du poète maudit, il se gargarise des conditions de vie et de production littéraire difficiles qui sont les siennes. Mais en même temps, et cette tension est génératrice d’un certain inconfort, il méprise le mythe de la malédiction littéraire, qu’il laisse volontiers aux ridicules poètes lyriques. Sa souffrance à lui, au poète expérimental, elle est dite avec les outils de la sociologie, froidement, ou alors avec humour, en surjouant la médiocrité.
Lisez Cyrille Martinez, même si sa tête ne vous revient pas tout à fait.