Blessé puis gazé à l'ypérite sur les champs de bataille de Picardie, Roger Vercel termine la guerre sur le front d'Orient, dans les Balkans et ne sera démobilisé que fin 1919, un an après l'armistice. De cette expérience, il tirera deux romans, l'un adapté au cinéma, "Conan" et "Léna".
La situation y est inextricable : les français sont en soutien aux serbes contre les bulgares, alliés des allemands. L'action se déroule dans ce qui s'appelle aujourd'hui la Macédoine du Nord et en Bulgarie (Sofia). Avant la guerre, ce pays fut la proie de combats et de joyeux massacres entre bulgares et turcs. Avec les albanais qui, indépendants, en embuscade, profitaient des uns et des autres et jouaient les pillards. Le conflit se double aussi de l'appui des français (et des anglais) à ce qu'on a appelé l'armée Denikine qui luttait contre l'armée bolchevique, plus ou moins alliée aussi des bulgares …
Mais le roman ne s'éternise pas sur ces données géopolitiques. Il raconte l'aventure d'un officier français blessé et fait prisonnier par les bulgares. Il y rencontre par hasard un ancien condisciple bulgare Apostolov, qui a fait ses études à Paris. Evacué avec d'autres blessés bulgares, il fait la connaissance de la doctoresse du convoi, Léna Apostolova, sa sœur.
Le roman est le portrait de cette femme de tête, courageuse, patriote, d'origine bulgare mais justement macédonienne. Elle est pleine de haine pour les turcs puis les serbes qui massacrèrent sa famille et aussi, collatéralement, pour les français qui soutiennent les serbes. Sa vie n'est qu'un tissu de contradictions puisque les turcs anciens ennemis deviennent des alliés des bulgares. Le roman n'est pas à proprement parler antimilitariste mais souligne en creux les atrocités commises au nom d'une quelconque idéologie ou religion qui se traduit en haine ou en vengeance.
J'ai relevé une phrase dite par Léna dont j'ai dit qu'elle était un médecin et farouchement patriote.
- Vous avez dû regretter souvent de ne pas vous battre ?
Elle répondit vivement :
- Jamais !
Et elle expliqua :
- La guerre est une balance de vies et de morts. Les uns tuent, les autres sauvent ceux qui pourront tuer … Un médecin fait plus de mal à l'ennemi par tous les blessés qu'il renvoie au combat que par les coups qu'il donnerait lui-même. Ce n'est pas votre avis ?
Le héros du roman est un ancien aviateur qui lâchait des bombes sur les champs de bataille ou sur des objectifs dits stratégiques sans se préoccuper bien entendu des victimes potentielles civiles atteintes. Ayant pris conscience de cela, il demande à être versé dans une unité combattante au sol, n'en pouvant plus de cette guerre lâche et aveugle, presque sans haine. Il ne peut que rejoindre Léna, furieuse à la vue du massacre perpétré par des avions alliés sur un village bulgare :
Eventrer cinquante femmes à la fois, avec indifférence, comme on boit un verre d'eau et s'indigner quand un de nos hommes frappe une femme serbe à coups de crosse, c'est cela sans doute que vous appelez être chevaleresque ?
Roger Vercel nous livre un roman, méconnu, parlant d'un conflit peu abordé dans les livres d'Histoire et qui met en évidence la complexité de cette région des Balkans, origine de tellement de conflits sanglants dont on peut s'interroger rétrospectivement sur la possibilité d'y gagner la paix. C'est aussi l'histoire d'une femme hors du commun qui refuse de subir sa vie et prend son destin en main au risque de plonger dans une tragédie encore pire.