C'est l'avant-dernier roman de la suite "la Nuit indochinoise". Comme les romans sont indépendants entre eux (à une exception près et encore), l'ordre de mes relectures et de mes comptes-rendus n'a guère d'importance.
Mais avant toute chose, il convient de définir le mot "Asiate" pour lequel il y a à peu près autant de définitions que de gens qui utilisent le mot. Donc je vais me référer à la seule définition que Hougron en donne lui-même. L'Asiate, c'est le Blanc converti à l'Asie … Et dans la définition, il faut bien noter le mépris du colon français (un blanc, en général) venu là avec le ferme objectif d'en repartir un jour, riche tant qu'à faire, vis-à-vis de ces asiates qui s'enfoncent dans leur "extravagance".
Le roman décrit 40 années, de 1907 à 1947, de la vie de la famille Bressan. Au départ, c'est la famille Bressan. À l'arrivée, la tribu Bressan… Et pourtant, tout commence comme un conte de fées. Le jeune couple Pierre Bressan et sa jeune et très naïve femme Françoise (16 ans !) en avaient rêvé de cette Indochine, de ce pays d'aventures exotiques presque d'épanouissement, avant leur départ. Mais très rapidement, corps et caractères ne s'accordent pas entre Françoise et Pierre malgré les trois enfants à naître. D'autant que Pierre, qui va devenir "le Père" dans le roman, va voir ailleurs avec la boyesse, d'abord, puis va prendre une première concubine métisse puis une deuxième, annamite, avec la ribambelle d'enfants "bâtards" qui vont avec. Tout ce monde va vivre dans la grande propriété qui comporte plusieurs bâtiments, ajoutant du désordre à l'amoralité, du mépris de la part des autres colons français et même des annamites. Et celle que Hougron appelle la Mère, alors ? Françoise met du temps à réaliser la situation et son infortune à laquelle elle a même du mal à croire. Elle va rencontrer, entre 1914 et 1918, un jeune français et connait (enfin) la plénitude de l'amour en l'absence de son mari incorporé et loin. Mais au retour du mari, toutes les promesses s'envolent et l'amant, de retour en France, plein de lâcheté, se fait passer pour mort accidentellement, plongeant la Mère dans un profond désespoir irrémédiable, proche de la folie. Tandis que, toujours aussi paisiblement et lâchement, le Père satisfait son vice pour les très jeunes filles, s'enfonçant toujours plus profondément dans son "asiatisation".
L'action du roman se déroule en 1947 avec, entre deux chapitres, un chapitre "flash-back" qui démarre en 1907 pour se poursuivre progressivement, presque d'année en année jusqu'à rejoindre à la fin 1947.
Mais tous les chapitres étant écrits au présent de l'indicatif, il faut une certaine vigilance dans la lecture pour bien comprendre à quelle époque on se situe. La juxtaposition des époques d'un chapitre à l'autre a l'avantage de comparer directement le comportement d'un même personnage d'une époque à l'autre. Et l'effet est parfois vertigineux car on voit ainsi directement la logique de la déchéance inéluctable de cette famille ou de l'évolution de chaque individu. Cette déchéance s'accompagne d'une perte de valeurs morales à tous les niveaux. Entre la Mère qui est devenue alcoolique pour se souvenir de son grand amour disparu et le Père qui passe ses maigres revenus à assouvir son besoin de chair fraiche, il y a les deux fils dont la vie n'est pas si reluisante et les deux concubines du Père obligées de monnayer parfois leurs charmes pour survivre. Tout ce petit monde s'observe, se jalouse et se hait.
Le retour vers la France devient au fil des pages une question académique : il est finalement bien plus facile de rester et de s'enfoncer dans le laisser-aller ou le laisser-faire. Et puis, chose intéressante, le roman préfigure peut-être l'avenir probable non pas de ces colons (l'affaire est plutôt entendue) mais de certains de leurs enfants métis qui finissent par haïr ces ascendants (blancs) qui détiennent le pouvoir et qui sont prêts à toutes les compromissions. En corollaire de cette haine, s'ouvrent quelques possibilités d'avenir passant par l'engagement dans les forces Viet-Minh. C'est le cas du fils de la boyesse Nam qu'elle a eu du Père… Il deviendra un officier Viet-Minh agissant dans la clandestinité. Ne pas oublier qu'en 1947, ça fait deux ans que les français ont repris la main en Indochine après l'occupation japonaise qui avait vu s'affirmer une opposition Viet-Minh soutenue par la Chine qui ne pouvait désormais que croître et embellir.
Jean Hougron est un auteur dont j'aime beaucoup le style et ses réflexions mi-cyniques issues de sa propre expérience en Indochine. Je ne sais pas si ce qu'il dit est vrai mais je tombe toujours très vite sous le charme de son style qui me fait paraitre ces personnages et ces aventures toujours passionnants, vrais et parfaitement crédibles.