En septembre 1841 une vingtaine de personnes ont trouvé la mort à Clermont-Ferrand lors d’un nième épisode de résistance à l’Etat fiscal. Convaincre les citoyens qu’il est non seulement utile mais aussi légitime de verser à l’Etat une partie de leur argent a tout d’un objectif ardu que même « l’invention d’une pédagogie républicaine de l’impôt » (pp. 110-117) dans les années 1870-1880 n’arrivera pas à atteindre totalement. L’historien Nicolas Delalande dans Les Batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours (2011) nous montre en effet qu’un va-et-vient permanent entre consentement à l’impôt et refus se dessine en France, nuançant ainsi certains discours passés (et présents ?), notamment ceux véhiculant l’idée que la IIIe République aurait obtenu l’obéissance fiscale des citoyens grâce aux progrès réalisés en matière d’instruction, au développement des équipements et des services publics ou à la légitimité des contributions votées par le Parlement (contrastant ainsi avec l’arbitraire fiscal de l’Ancien Régime).
Si les modalités d’action et les motifs d’opposition à l’impôt varient au cours du temps (il ne s’agit pas toujours de renverser le régime en place), cet ouvrage permet de disposer d’une clé d’entrée dans les relations que noue un Etat avec sa population pour assurer le bon recouvrement de l’impôt et assurer ainsi son fonctionnement. La partie n'est jamais gagnée du fait d'un jeu permanent autour de la confiance dans ses dimensions verticale (la confiance des citoyens envers les institutions) et horizontale (la confiance qu’ont les citoyens les uns envers les autres). La confiance n'est alors jamais totale et peut se trouver minée par les craintes de fraude fiscale, de gaspillage, de corruption, etc. Les ambivalences d’une transparence totale en matière fiscale pour les équilibres sociaux (les contributions indirectes rapportent bien plus que les contributions directes et en dépit des discours souhaitant remédier à cela, la correction de cette situation se fait attendre) apparaissent également au fil des pages, tout comme les compromis que les pouvoirs publics se sentent parfois contraints de passer avec les intérêts catégoriels.
Au cœur de cette longue et passionnante histoire se trouvent tous les éléments d’une révolution intellectuelle avec le passage, au tournant des XIXe et XXe siècle, d’une conception libérale de « l’Etat à bon marché » – qui ne prélève que le minimum d’impôts pour assurer ses fonctions régaliennes –, à la doctrine prônant l’usage de l’impôt progressif sur le revenu comme un instrument de solidarité. Cet impôt entre dans la législation française en juillet 1914 – mais ne sera appliqué pour la première fois qu’en 1916 (cf. pp. 268-272) – après le vote du Sénat (cinq ans après le vote de la Chambre !), mettant un terme (provisoire) aux nombreux débats qui ont eu lieu à cette occasion et qui se sont parfois mal terminés*.
L’étude de ces révoltes ouvertes ou cachées, de ces oppositions autour de l’impôt montre que certaines thématiques, déployées dans ces occasions, conservent une certaine actualité comme la défense du « contribuable » (dont le coup d’envoi peut se situer en 1898 avec la création par Joseph Kergall de la Fédération française des contribuables) et des classes moyennes ; les critiques contre l’inquisition fiscale, la méfiance envers la dilapidation des deniers publics ; le « fonctionnarisme » comme figure du mal rampant pénalisant le bon fonctionnement de la nation française* ; la mise en garde contre l’incapacité du système à empêcher que la législation soit détournée (et déconsidérée) par l’évasion fiscale ou la fraude (les bons contribuables étant alors des « poires » qui se font avoir).
Ouvrage issu d’une thèse portant sur la IIIe République on regrettera que la période allant des années 40 à nos jours soit expédiée en une quarantaine de pages (pp. 375-416)* et donc le caractère un peu trompeur du sous-titre même si cela n’enlève rien à la qualité de ce travail, l’auteur de ces lignes ayant en plus un petit faible pour la « Gueuse ».
Nous pensons au cas de Joseph Caillaux, ministre des Finances et promoteur de l’impôt progressif sur le revenu, démissionnaire en mars 1914 suite à l’assassinat commis par sa femme (Henriette Caillaux) sur la personne de Gaston Calmette, directeur du Figaro, qui avait sali la réputation de son mari à travers une campagne de presse peu amicale.
On peut ainsi lire dans le Journal des économistes de janvier 1895 : « Tout français naît fonctionnaire. Vivre aux dépens du budget, s’épargner les luttes et les ennuis d’une carrière hérissée d’obstacles, porter un collet plus ou moins brodé, avoir une part, si infime soit-elle, d’autorité, obéir à des chefs et commander à des subordonnés […], se laisser vivre dans la douce perspective d’une retraite assurée, tel est le rêve de l’immense majorité de nos contemporains. » (cité dans Delalande, 2011, p. 138)
La période 1789-1870 est, pour sa part, traitée des pages 23 à 54.