La Grèce de la diaspora pendant la seconde Guerre Mondiale
Les Cités à la dérive, Tsirkas Stratis, 1971.
Et me voilà, une fois de plus prêt à vous parler d’un livre éblouissant. Seulement, il y a des choses qui me hérissent toujours plus dans notre société et comme elles entrent en résonnance avec ce que j’ai lu, je ne vous en ferai pas grâce dans mon compte-rendu. Elles sont primordiales à mes yeux et je vais vous expliquer pourquoi.
Manos Simonidis est un officier grec exilé au Proche-Orient avec les débris de l’armée grecque pendant la Seconde Guerre mondiale. Il vit à Jérusalem, puis dans le Labyrinthe de la médina du Caire et enfin à Alexandrie. Il est convaincu depuis longtemps que le communisme est la seule voie pour qu’un jour la Grèce retrouve un gouvernement qui soit la véritable émanation du peuple. Il est aussi ce que ses camarades appellent un intellectuel : il connait l’anglais et le français, peut réciter Homère de mémoire, comme tout grec de l’époque qui est allé à l’école mais aussi du T.S. Eliott, du Georges Séféris, du Shakespeare, etc. Sa mère est restée quelque part près d’Athènes, il se cache au début du roman dans le grenier d’une pension de Jérusalem car un de ses camarades de lutte a déformé ses actes pour l’exclure du Parti, ce qui forme la première critique pour l’organisation du Parti à l’époque car il s’agit uniquement de questions de prestige personnel. Qu’on ne vienne donc pas me dire que je fais la pub d’un livre qui fait l’éloge aveugle du communisme : ce n’est pas le cas ici.
Manos doute de sa valeur, remâche ses mauvaises décisions, se promène la nuit dans les quartiers arabes de la capitale palestinienne (car en 1942 Israël n’existe pas) car il est recherché par la Police secrète britannique qui a déjà décidé d’épurer les Brigades alliées de ses éléments anticapitalistes les plus efficaces. Rommel est en train de conquérir le désert et les ambassades du Caire se sont repliées sur Jérusalem. Le nuage noir qui a recouvert l’Europe est en train d’engloutir la Méditerranée et tout humanisme avec elle. Voilà à quel moment et dans quels lieux commencent le roman.
Au fur et à mesure, les pages nous révèlent l’intériorité de personnages de plus en plus nombreux et pourtant reliés entre eux par les fils invisibles du destin, comme dans toutes bonnes tragédies. On s’enfonce ainsi peu à peu dans la guerre la plus terrible et la plus bouleversante que le monde ait connue. Guerre totale car ceux qui s’y battent doivent sans cesse choisir entre leur patriotisme, leur conviction politique et leur morale individuelle. Guerre horrible par ses effets sur les personnages en apparence les plus sympathiques : certaines femmes s’avilissent dans une luxure autodestructrice alors qu’elles rêvent d’un amour purificateur auquel elles pensent ne plus avoir droit d’espérer. D’autres voient remonter des profondeurs de leur enfance une peur incoercible, des jalousies et des hontes inextinguibles qui vont les déterminer à s’engager dans tel ou tel camp. Aucun personnage n’est épargné par le marasme et seules brillent au milieu de cette gigantesque débâcle quelques vertus éclatantes ainsi que des trahisons d’une noirceur indébrouillable.
Au cœur de tout ce maelstrom, le romancier ne donne jamais raison à personne même si le sens de l’histoire fait clairement comprendre que les Britanniques et les Américains n’ont pas été les libérateurs pacifiques et désintéressés unanimement célébrés aujourd’hui. Avant même qu’Hitler ait été vaincu, ils affamèrent les armées grecques encerclées qui ne demandaient que la formation d’un gouvernement d’unité national (l’équivalent du Conseil Nationale de la Résistance quoi) qui ne soit pas à la solde d’un roi en exil depuis qu’il avait donné avant la guerre le pouvoir à Metaxas, un dictateur quasi fasciste. Avant cela, les Alliés avaient imposé aux deux Brigades grecques une marche de trois cents kilomètres dans le désert alors qu’ils avaient combattu ensemble à El-Alamein, juste pour briser le moral de troupes que la lutte contre le fascisme et l’exil avaient rendu revendicatrices de plus de démocratie.
Et Manos, au milieu de tout cela, homme libre se demandant pourquoi il n’arrive pas à se départir de ses « réflexes petits bourgeois » comme certains de ses camarades le lui reprochent. Homme libre sachant pourtant reconnaître instantanément chez ceux qu’il rencontre les porteurs de la même espérance que lui en l’homme ; pas le communisme mais l’humaniste, celui qui fait que les plus belles figures du roman s’attachent à lui irrémédiablement et aspirent à lui comme à un amour absolu de l’Homme et de ses passions les plus nobles : amour, espérance, fidélité, tolérance, incorruptibilité.
Manos qui rencontre deux fois l’amour avec une Anglaise et une Viennoise, qui songe à la Grèce à chaque fois qu’il hume la Mer, qui se souvient du boulevard Saint-Germain lorsqu’il remonte l’avenue d’Aboukir, qui sombre dans des cauchemars dédaliques après une blessure reçue pour protéger des fils de Bédouins dans le désert d’un bombardement nazi. Manos, fils d’Ariagné et fils d’Amalitys, la première étant une grecque d’Egypte amoureuse en secret depuis trente ans de Younès, un « indigène », un arabe comme dit son mari, la seconde étant sa vraie mère qui l’attend sous les platanes de Kifissia. Manos, grec tragique qui sent qu’il ne sert à rien de lutter contre son destin mais qui le fait quand même pour ne pas vivre déshonoré, c’est-à-dire pour avoir abdiqué les valeurs qui sont les plus profondes en lui : celles de la Grèce qui a fondé en Occident l’idée de la politique, de la vie ensemble, de l’amitié et de la beauté harmonieuse.
Quel rapport avec ce qui me hérisse dans notre société comme je le disais au début de ta chronique ? A vous de voir. Lisez ce roman, découvrez avec lui tout ce Proche-Orient qui a certainement disparu aujourd’hui sous le joug des fanatismes religieux et des communautarismes, méditez le sort qui a été réservé aux Grecs par les grandes puissances atlantistes pendant et après la guerre ; et finalement demandez-vous enfin quelles sont les valeurs qui pour vous mériteraient aujourd’hui de se battre comme ces gens l’ont fait hier.
Et si toute conscience politique vous a abandonné depuis longtemps, lisez ce livre uniquement pour le plaisir et le rêve, pour la manière si délicate et si subtile avec laquelle la mythologie est exhumée de la terre et des livres, renflammée au contact du réel, de la tragédie quotidienne de cette époque.