J'ai bien lu la critique d'Amokrane, qui trouve ces nouvelles sexistes et même - pour Le Service des dames - misogynes. L'honnêteté m'oblige à affirmer qu'il y a du vrai dans ce qu'elle dit, même si je pense qu'il s'agit d'un "sexisme par omission" dans la mesure où l'auteur ne s'est tout simplement pas posé la question de la pertinence de son texte d'un point de vue féministe, étant trop occupé à accorder toutes ses visions d'un monde médiéval imaginaire...

Je me contenterais de constater que l'exemple de Game of Thrones choisi par Amokrane comme fantasy respectueuse de la femme pourrait tout aussi bien être démonté au crible d'une lecture féministe un peu stricte (Cersei est alcoolique, hystérique, manipulatrice, accro au sexe; Sansa est niaise, la femme de Stark fait passer son instinct de mère avant toute réflexion politique, Arya est décrite comme un garçon manqué...) Le sexisme serait-il indissociable de la fantasy? Etant presque toujours le reflet de la société actuelle, cela me semble inévitable, comme l'omniprésence de l'argent et de la violence dans ces textes.

De toute façon, je ne suis pas partisan des lectures politiques depuis le Voyage au bout de la nuit. C'est donc l'esprit libre que je vais parler de Janua Vera.

Un recueil de nouvelles présente toujours l'aspect séduisant d'un parchemin à demi effacé : la place est laissée libre au lecteur rêveur pour qu'il comble les vides entre plusieurs récits. Toute la difficulté de l'entreprise réside donc dans un équilibre à trouver entre la cohérence d'ensemble des nouvelles (sa capacité à créer un monde compréhensible et évident) et l’écart entre ces mêmes nouvelles (ne pas répéter sans cesse les mêmes histoires d’affrontements, assassinats, etc.). Il faut que les différents personnages, les différentes époques, les différentes contrées et même les différents styles narratifs soient suffisamment éloignés les uns des autres pour laisser l’étendue la plus vaste possible aux élucubrations et extrapolations du lecteur, tout en garantissant à celui-ci la garantie qu’il ne se fourvoiera pas dans une mauvaise direction grâce à une cohérence d’ensemble inductive. C’est en tout cas mon avis.

En ce qui concerne le livre de Jean-Philippe Jaworski, j’ai été très agréablement surpris par la première et la dernière nouvelle : Janua Vera, la nouvelle éponyme, nous présente un conte flamboyant, narré d’une manière hiératique, presque sacrée (cf : le dialogue entre le souverain et la prêtresse, artificiel) qui correspond parfaitement à sa place dans le recueil : un récit inaugural dénudant l’ossature mythologique du monde qui va nous être présenté. L’écart temporel avec les autres nouvelles est énorme, suffisamment vaste et comblé uniquement par quelques dates à peine nommées (la guerre des grands vassaux, les nécromanciens, etc.) pour imaginer la lente déréliction d’un royaume en perdition, la chute de la capitale Chrysophée puis l’émiettement en petites principautés… Et comment ne pas être frappé par la différence de ton avec la dernière nouvelle, Le Confident, toute entière tournée vers la ténèbre (comme Jaworski, je plaide pour l’utilisation de ce mot au féminin singulier), vers l’humiliation et la contrition monacale ? La distance entre les deux est gigantesque et pourtant on se surprend à se demander si le culte du Desséché, qui semble tout puissant dans le panthéon représenté, ne serait pas une lente déformation du culte du roi-dieu de la première nouvelle… Quelques jalons religieux, notamment son opposition systématique au culte de la Vieille Déesse, pourraient le faire penser, mais l’auteur se garde bien de le préciser afin de préserver au lecteur sa liberté d’interprétation.

Hormis ces deux récits, se détache Un Amour dévorant, nouvelle frappante par le motif onirique de sa trame : deux hommes se coursent dans les bois profonds d’un château en ruine, s’arrêtant de temps à autres pour hurler le nom d’une femme, toujours le même, Ethaine. L’un est accompagné par une véritable meute de chiens de chasse, l’autre a les gants poisseux de sang. Les villageois du coin sont les seuls à entendre les appels terribles, frappés par une malédiction qu’un moine itinérant va chercher à comprendre selon son sacerdoce. Avec un tel matériel, un polar magnifique aurait pu être créé, alimentant les mythes littéraires contemporains sur plusieurs générations… C’est peu dire que j’ai été déçu par la fin convenue que l’auteur a choisi, comme par paresse, pour ne pas continuer un sujet qui ne lui aurait plu que par son motif de départ.

Les autres nouvelles sont plaisantes mais moins marquantes. Mauvaise Donne, avec le personnage de l’assassin espion est sympathique, bien construite selon un sens du suspens classique. Le Conte de Suzelle m’a peu enchanté, si ce n’est pour sa frise à demie effacée qui note en contrepoint le chant de la rivière en langue eflique, dans laquelle je n’ai pu m’empêcher de voir une référence à La Horde du Contrevent, passage de la vieille tour et l’aquachrome. Le Service des dames m’a plu par sa précision lexicale et historique médiévale, l’histoire de son blason transformé, tout en me laissant un goût amer à cause de la place accordée aux femmes soulevée par Amokrane. Une Offrande très précieuse est trop proche de l’univers du jeu de rôle pour me plaire entièrement, même si la tentative pour donner des émotions à un barbare berserk +12 en force – 8 en sagesse mérite d’être saluée.

Reste Jour de guigne qui est peut-être ma nouvelle préférée. Là, l’auteur s’éclate, laisse filtrer un humour burlesque qui donne aux teintes sombres d’une histoire de meurtre un éclat inhabituel et bienvenu. Un maître-copiste est victime d’un sort en recopiant sur un palimpseste magique son travail. Emoi hyperbolique chez les rats de bibliothèque, manœuvre vicieuse du gnome prévôt, bataillons de vermines dévorant le pauvre bourgeois, liste de symptômes abracadabrantesque… Même le nom du malheureux est prétexte à sourire (un calame étant un des instruments des scribes antiques) !

Ce qui nous amène à la qualité principale de Janua Vera : la richesse du lexique, la beauté des paragraphes, d’une syntaxe simple mais jamais répétitive, la diversité des tons employés ainsi que le choix d’un refus de la médiocrité qui règne chez la plupart des auteurs de fantasy, anglo-saxons ou non. Parce que Game of Thrones, même en anglais, à l’exception de quelques descriptions truculentes, ça ne vole pas haut d’un point de vue lexical ou narratif.
Ikkikuma
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le 15 juil. 2013

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Ikkikuma

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