Six millions d’afro-américains ont émigré du Sud vers le Nord des Etats-Unis au début du XXème siècle, pour échapper au racisme, aux lynchages et tenter de trouver dans les villes industrielles un travail moins éprouvant que celui des champs de coton.
« Du fond du ciel, une aube granuleuse se leva dans la brume. Hattie ferma les yeux et se rappela les levers de soleil de son enfance. Ces visions ne cessaient de l’interpeller ; ses souvenirs de la Géorgie se faisaient plus pressants, plus envahissants chaque jour depuis qu’elle vivait à Philadelphie. Quand elle était petite, tous les jours, elle entendait la trompe sonner dans le petit matin bleuissant, à travers champs, dans les maisons et les gommiers noirs. De son lit, Hattie voyait les ouvriers agricoles défiler dans la rue devant la maison, la démarche pesante. Les traînards passaient toujours après le premier coup de trompe : des femmes enceintes, des malades et des estropiés, ceux qui étaient trop vieux pour la cueillette du coton, celles qui portaient des bébés attachés dans le dos. La trompe les faisait se presser comme un coup de fouet. Solennelle, la route, solennels leurs visages ; les champs éreintants attendaient, les cueilleurs se répandaient parmi les fleurs blanches comme des sauterelles. »
Publié en 2012, traduit par François Happe pour les éditions Gallmeister (2014), le premier roman de l’américaine Ayana Mathis brosse en une fresque de 1925 à 1980, à travers les voix et les sentiments de ses enfants et de sa petite-fille, le portrait de l’une de ces exilées intérieures : Hattie. Comme pour l’exil des douze tribus d’Israël auquel le titre du roman d’Ayana Mathis fait évidemment allusion, les douze tribus d’Hattie correspondent aux douze enfants et petits-enfants de cette afro-américaine originaire de l’état de Géorgie, émigrée à Philadelphie en 1923.
« Le concert de Floyd commença ponctuellement à 10 heures le lendemain soir, avant que les ivrognes ne deviennent trop bruyants et que toutes les femmes respectables ne soient rentrées chez elles. C’était bien d’avoir des femmes à un concert : plus il y en avait, moins on risquait d’avoir une bagarre. Floyd monta sur scène sa trompette à la main. C’était plein à craquer. Le Cleota’s, avait-on dit à Floyd, était le seul club de ces trois comtés limitrophes qui acceptait les gens de couleur.
Floyd sentit le poids des attentes du public, de leur fatigue et de leur situation, qu’il ne pourrait jamais connaître, jamais tout à fait. Lorsqu’elle parlait de la Géorgie, Hattie disait « là-bas ». Elle refusait d’appeler cet État par son nom. Floyd ignorait ce qui lui était arrivé là. Hattie et August étaient des réfugiés qui avaient quitté le Sud ; leur terreur, leur nostalgie et leur rage constituaient l’essentiel de ce que Floyd connaissait de ce pays. »
À travers des instantanés de l’histoire des enfants d’Hattie, le destin des jumeaux Philadelphia et Jubilee atteints d’une pneumonie fatale pendant l’hiver 1925, de Floyd, trompettiste de jazz et séducteur d’hommes et de femmes en proie à une grande violence intérieure et extérieure, de Six, prédicateur dès son plus jeune âge plus ou moins malgré lui, à travers les tribulations de Ruthie, le destin d’Ella crève-cœur pour Hattie et celui de tous les autres se dessine le portrait de cette femme éprouvée par ses jeunes années, personnage peu enclin à la tendresse aux épanchements, souvent blême et silencieuse avec sa ribambelle d’enfants, portrait dans laquelle se devine la nostalgie et l’ombre menaçante du Sud, l’enracinement du chagrin originel de sa vie de mère et une volonté redoutable de sauver ses enfants, quoi qu’il en coûte.
Surgissant de ce chœur de tragédies sans pathos, le roman d’Ayana Mathis forge un portrait de femme farouche et quasiment immobile, que le passage du temps ne semble presque pas atteindre, comme si son destin était avant tout de résister.
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