Les cendres de l’Histoire (Le livre de Cendres)
Cendres est le nom d’une capitaine mercenaire de la fin du XVème siècle. Une époque où l’Europe, menacée par l’empire Ottoman, se divise entre les royaumes de France et d’Angleterre, l’Empire des Habsbourg, l’Italie et la Bourgogne. Cendres mène sa compagnie de mercenaires d’escarmouche en bataille, là où la guerre – synonyme de contrat – fait rage. Mais Cendres n’est pas n’importe quelle capitaine : c’est une femme. Et elle entend des voix, à la manière de Jeanne d’Arc, morte sur le bûcher quarante ans plus tôt. En 1476, le mystérieux empire Wisigoth débarque ses premières troupes à Gênes et commence sa conquête de l’Europe. La compagnie au Lion dirigé par Cendres voit son destin basculer, et celui de son capitaine s’éclairer, lorsqu’elle affronte les envahisseurs carthaginois, pour le compte du duc de Bourgogne. En effet, mis à part la Bourgogne, rien ne semble pouvoir arrêter les Wisigoths, qui, aidés de golems de pierre, répandent la Pénitence, une nuit perpétuelle, sur les territoires qu’ils conquièrent.
« Le livre de Cendres » est la chronique très détaillée de la vie de cette capitaine et de sa compagnie de mercenaire. Courant sur plus de 2000 pages, c’est une magistrale épopée, qui fait revivre l’Histoire de France avec une précision, un sens de l’épique et une émotion inouïs. La puissance d’évocation parfois crue de ce récit est stupéfiante, notamment lors des scènes de bataille, qui sont règne un réalisme sans pareil – un chaos terrible, terrifiant et haletant. Aucune ressemblance avec « La compagnie noire » de Glen Cook, autre chronique d’une compagnie de mercenaire, puisque Mary Gentle raconte son histoire au plus près de son personnage, Cendres, avec une attention au détail bien éloignée de la fantaisie noire de Glen Cook. Bien que forte de milliers de pages, cette chronique ne narre que deux années de la vie de son capitaine. Les longs chapitres de cette histoire sont séparés par des ellipses, suivant un découpage extrêmement bien pensé, à l’effet ravageur sur le lecteur. « Le livre de Cendres » est long, mais se lit tout seul. L’empathie est forte avec Cendres (et les autres personnages principaux), et quasi-instantanée : on est très rapidement embarqué dans cette chronique médiévale qui explore en profondeur chacun de ses thèmes et dresse ce qui est peut-être le portrait le plus complet d’un personnage dans la littérature de l’imaginaire.
« Le livre de Cendres » n’est en effet pas vraiment un roman historique, même s’il en a la forme. Il serait aussi réducteur de le ranger sous l’étiquette « fantasy » puisque l’appellation de « science-fiction » lui conviendrait tout aussi bien. Cette œuvre transgenre est logiquement éditée par la collection Lunes d’Encre de Denoël (où l’on retrouve aussi « Le livre de toutes les heures » de Hal Duncan, autre monstre littéraire inclassable), mais dont l’étendue a contraint sa publication en quatre volumes (aussi disponible chez Folio SF).[1] C’est une uchronie qui mêle dans un mélange détonant et épique l’Histoire avec… la mécanique quantique. Entre chaque chapitre de l’histoire de Cendres sont insérés des discussions entre le traducteur et l’éditrice des manuscrits de Cendres. Ce procédé semble au départ n’être qu’un procédé servant à dynamiser l’intrigue du roman et une judicieuse manière de justifier les dérives uchroniques du récit (le traducteur et l’éditrice, comme le lecteur, s’étonne des anachronismes)… jusqu’à ce que la mécanique quantique intervienne.
Le roman atteint alors son point culminant. La puissance du dispositif romanesque de Mary Gentle apparaît toute entière : non seulement une formidable épopée d’une ampleur ahurissante, mais aussi une réflexion sur l’articulation entre passé et Histoire. « Le livre de Cendres » est de ces romans que l’on regrette de terminer et dont on bénit les lecteurs qui ne l’ont pas encore lu. Un monument.