La volonté d'être moderne semble souvent problématique (que voulons-nous finalement ? Quel projet se cache derrière l'idée de modernité ?). Se retourner vers le passé pour saisir l'origine de ce mouvement, pour mieux le comprendre, semble une démarche intéressante, fidèle en cela à la formule de Tocqueville : "le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres"*. Pierre Manent propose ainsi, dans Les métamorphoses de la cité, 2010, une interprétation de l'histoire de l'Occident qui part de l'expérience de la cité grecque, pour "faire apparaître le pouvoir éclairant d'une histoire raisonnée des formes politiques" (p.17). La cité, l'empire, l'Eglise et la nation sont ainsi analysées en montrant comment chaque forme tente de répondre (avec plus ou moins de réussite) aux problèmes posés par la (ou les) précédente(s).
Le propos central s'écarte toutefois assez souvent de l'objectif affiché pour proposer différentes digressions qui sont loin d'être inintéressantes (par exemple l'interprétation du suicide de Lucrèce et de Caton par Cicéron ou Saint Augustin, le personnage d'Ulysse*, la critique de certaines thèses de Strauss ou de Gauchet, etc.). On pourra toutefois regretter le "lieu commun" sur la "main invisible" d'A. Smith, en page 94. Ce dernier a dû finir par briser son cercueil à force de se retourner dans sa tombe à chaque fois que cette main invisible était mentionnée comme théorisant l'harmonie spontanée des égoïsmes, la mort de l'Etat, les bienfaits du marché, etc. Mais ceci est une autre histoire*.
A la lumière de ces expériences passées, il ressort de cette analyse un certain doute au sujet de la situation actuelle de l'Europe. La forme nation étant discréditée, délégitimée, pour l'auteur, nous serions dans une situation d'indétermination politique, la disette des formes politiques caractérisant notre époque. Les dernières phrases de l'ouvrage reflètent bien cette tonalité où l'absence de médiation se révèle coûteuse : "Aujourd'hui, parmi les Européens, l'humanité est cette référence immédiatement opposable à toute entreprise, à toute action politique effective. Alors que l'humanité qui mit en mouvement les hommes de 1789 était inspiratrice et capable d'alimenter les plus vastes ambitions, l'humanité au nom de laquelle on édicte aujourd'hui la règle ne sait plus que protéger ce qui est et interdire ce qui pourrait être" (p. 418).
Cf. Tocqueville, 1840, 4ème partie, Chapitre 8. Notons au passage que P. Manent avoue que la perspective tocquevillienne qui a pu l'animer par le passé n'est plus de mise aujourd'hui, cette dernière conduisant à surestimer les transformations amenées par les progrès de la démocratie moderne.
Notamment le passage concernant Ulysse et Thersite, très intéressant par le fait qu'on peut prolonger ce qui est dit, afin de voir comment l'autorité vient de l'extérieur, que la parole efficace est subordonnée à la possession du sceptre remis à Ulysse par Agamemnon. Et à travers l'opposition Ulysse-Thersite, se joue celle entre les aristos et le démos...
Un autre élément fait sourire, quand l'auteur évoque, p. 285, que l'analyse de l'Eglise se fera indépendamment du point de vue individualiste, "pour [...] [la] comprendre en tant que telle ou à partir d'elle-même". P. Manent ajoute alors, en note de bas de page : "En ce sens nous sommes fidèles à l'inspiration originelle de la sociologie". Le holisme présent dès l'origine ? R. Boudon et sa lecture individualiste des auteurs "classiques" apprécieront.