J'ai beaucoup de difficultés avec la forme du roman globalement, difficultés qui ont tendance à s'accroître de manière exponentielle plus l’œuvre parcourue est longue. Je suis chafouin face au principe même de cette forme, héritière en occident de l'épisodique long et de la tradition orale, qui trouve sa puissance singulière dans un principe de digression constante. Ce qui fait roman, c'est quand il y a des à côtés à explorer en marge d'une colonne, et cette poétique de la dispersion m'ennuie parce que j'aime les squelettes bien polis.
Mais voilà que parfois, le roman sait s'emparer de cette caractéristique avec beaucoup de force et il trouve dans sa possibilité de balayer des espaces littéraires amples une puissance qu'aucun autre genre ne sait atteindre, un souffle tout à fait spécifique : raconter un centenaire d'histoire du Mexique à travers toute la vie d'une femme chez Fuentes, démultiplier les fragments d'un monde contemporain qui explose en se globalisant chez Bolano, épingler l'horreur grimaçante des cycles de l'histoire politico-sociale qui se chevauchent et se reproduisent chez Flaubert. William Boyd, dans ses Nouvelles confessions, accède sans souci à mon avis à la dignité de ce romanesque pneumatique.
Les Nouvelles confessions mettent en scène John James Todd, une gloire éphémère du muet née en Écosse dans les tous derniers moments d'un XIXe s'éteignant et dont on suivra la vie, comme dans une autobiographie, jusqu'au début des années 70, en traversant (notamment) les deux guerres, les années folles, Berlin en ruines, l'exode des Européens dans les Amériques ou le maccarthysme. Fasciné, comme l'était Boyd son créateur, par la persona de Rousseau, l'une des grandes tâches de ce personnage débordant de vie et de doute, stupéfiant de réalisme, sera d'essayer de manière acharnée de faire paraître sur les écrans une monstrueuse et titanesque adaptation en trilogie filmique des Confessions du philosophe genevois.
Les Nouvelles confessions forment une fresque merveilleuse dont la multiplicité des lieux, des acteurs, des temps, réussit à atteindre quelque chose de cosmique. En retraçant, avec Todd, un parcours paradoxalement bien hors de l'ordinaire mais d'une crédibilité et d'un hasard sans faille, on est pris à la lecture d'une excitation croissante pour l'exploration du premier XXe européen se présentant sous la forme d'une galerie infinie de situations travaillées, aguicheuses, constamment changeantes, et d'un vraisemblable pourtant irréprochable. On atteint dans le bouquin les cimes de ce qu'une esthétique (néo-)réaliste, au sens balzacien, bien digérée permet. Boyd a la malice et la faconde, comme les sud-am', de savoir très bien intégrer son personnage et ses films, complètement fictifs, à des listes de références parfois réelles, parfois inventées, et parfois entre les deux ; il crée par là un effet de véracité à son récit qui fonctionne à merveille. Bref, on y croit et on voit.
Le roman parvient également, dans sa structure calquée de loin sur les travaux de Rousseau qui conditionnent de façon méta le récit aussi bien que la vie du personnage, à constituer un commentaire intéressant sur une partie de l’œuvre de Jean-Jacques, certes davantage pris sans doute comme une personnalité poétique errante et en quête de soi que comme l'échafaudeur d'une théorie de la nature, du langage ou des contre-pouvoirs ; mais on est dans un roman, pas dans l'élaboration d'un système philosophique post-rousseauiste, la démarche est cohérente et sincère.
Les amoureux de cinéma, s'il leur prend l'envie de parcourir le roman, auront le plaisir d'assister à une superbe mise en contexte de l'apparition et de l'installation peu à peu hégémonique de leur média préféré, évoqué autant sous le prisme de la photographie que des films d'actualité de guerre en passant par le western, l'expressionnisme allemand, l'apparition du son et les perfectionnements des techniques de mouvements de caméra. Même si le roman ne se limite pas à cela, il contient à plusieurs reprises d'excellentes ekphrasis de ce qu'est la création cinématographique, transformant fréquemment le roman, une fois que l'on a passé son ouverture, en une véritable apologie des pouvoirs de cet art. Il est assez facile d'estimer la qualité d'une ekphrasis littéraire quand elle porte sur une œuvre visuelle qui n'existe pas : si l'on se prend à regretter, par dépit, que l’œuvre esquissée entre les lignes n'est pas regardable dans le réel, c'est que l'auteur a réalisé un gros boulot. Et, de fait, j'adorerais voir les films de John James Todd.
N'ayant pas lu Boyd en-dehors de cette première découverte, je ne m'engagerais pas (encore ?) sur le caractère incontournable de l'auteur mais il est certain que je vais continuer à le taper en 2025 pour voir ce que le reste a sous le capot. En attendant, je ne peux que recommander la lecture de ma grande réjouissance de cette fin d'année. Sacrée chambre de résonance que donne le cheminement effectué aux côtés de John James Todd, esprit d'un XXe forgé dans le feu ardent de la création et de la destruction en valse.
On en veut encore.