« Les Robots émotionnels » dans tous leurs états

Laurence Devillers est professeure en informatique appliquée aux sciences humaines et sociales à l’Université Sorbonne. En faisant le point sur les connaissances théoriques actuelles, elle offre au lecteur une vision panoptique des robots émotionnels, objet de son étude. Son message est limpide : il faut « se questionner sur les dimensions éthiques et morales » des Intelligences Artificielles, en appeler à « plus de déontologie et de responsabilité » de la part des concepteurs et s’investir dans « une IA centrée sur l’humain et digne de confiance ». Pour en arriver là, il paraît toutefois primordial de prendre la mesure de la situation présente et c’est précisément à cela que s’astreint l’auteure durant une bonne partie de son essai.


Laurence Devillers enfonce un clou à l’hypothèse de la fin du travail : les activités humaines pouvant être automatisées à 100 % ne dépasseraient en réalité pas les 5 %. Elle rappelle qu’en 2018, il existait déjà 500 millions de systèmes pourvus d’interface vocale et que ces derniers devraient atteindre les huit milliards en 2023. Elle revient naturellement sur la capture des données personnelles (affaire Cambridge Analytica, Siri, Google Home, Alexa d’Amazon, etc.), mais aussi sur la représentation sexiste des IA (programmées essentiellement par des hommes, répondant à des critères de conception majoritairement féminins, dont les voix des assistants vocaux), les applications politiques et policières des nouvelles technologies (notamment le crédit social chinois), les phobies liées aux smartphones et aux réseaux sociaux (dont la peur de ne plus avoir de batterie ou d’être ignoré sur Facebook) ou les biais algorithmiques (les Afro-américains étant par exemple plus lourdement condamnés par les IA judiciaires que les Blancs).


Mais Les Robots émotionnels a un intérêt qui dépasse de loin ces quelques piqûres de rappel. Il réside à la jonction des considérations techniques et philosophiques. Aux côtés du paradoxe de Moravec ou de la « vallée de l’étrange » se niche une appréhension fine des champs d’application et d’aptitude des IA. Ces dernières fonctionnent bien dans les techniques de reconnaissance faciale, rencontrent davantage de difficultés lors de la reconnaissance vocale (notamment à cause des accents), mais peinent toujours à la reconnaissance des expressions corporelles, puisque les différences culturelles ou le contexte peuvent impacter considérablement la traduction de nos gestes et comportements en société. Le sens commun, l’abstraction, la créativité demeurent autant de caractéristiques qui échappent aux IA, souvent cantonnées au mimésis, c’est-à-dire à l’imitation de la nature par la machine – de la simulation pure.


Laurence Devillers évoque les AGI et leurs potentielles connexions créatives transversales. Elle explique en quoi AlphaGo peut avoir des coups déstabilisants. Elle rappelle qu’un tableau de Rembrandt fut créé par une IA à partir de ses œuvres et que Le Portrait d’Edmond de Bellamy, lui aussi généré par une machine, fut vendu 380 000 € en 2018. Mais l’auteure relativise ces « exploits » en dévoilant les dessous d’une créativité mathématisée, faite de calculs et d’extrapolations.


Dans sa seconde partie, Les Robots émotionnels passe en revue quelques-unes des IA les plus célèbres : Tay, Erica, PARO, les chatbots médicaux, Sophia, Azuma Hikari, Nao, Pepper, Cutii, Kiki, QTrobot, Samantha, les love dolls, les deadbots… Leurs limites conceptuelles et leurs dangers potentiels sont verbalisés avec une justesse et une clarté qui honorent l’auteure. La santé est peut-être le domaine dans lequel ces réserves s’expriment avec le plus de force : si les agents conversationnels peuvent d’ores et déjà aiguiller les patients, une réflexion de fond devra en effet impérativement être menée sur la gestion des données médicales personnelles ou sur la place du praticien dans le circuit du diagnostic.


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le 27 mai 2020

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