En la compagnie des filles de la rue, à Haïti
C’est quand même un sacré coup de pot quand on tombe par le plus grand des hasards sur un bouquin vachement bon. J’ai eu ce bol de trouver un livre inouï, au beau titre qui en garde sous le pied. Ce titre, c’est Les Immortelles, le livre est paru en France aux éditions Zulma et est écrit par l’auteur haïtien Mankenzy Orcel.
Ces Immortelles du titre, ce sont les prostituées de Port-au-Prince, capitale de la République d’Haïti.
Un écrivain se rend chez l’une d’elles un soir. Lorsqu’elle apprend le métier de son client, la prostituée lui propose un marché : elle se donnera à lui pour rien à condition qu’il écrive l’histoire de sa grande amie, sa petite protégée qu’elle avait lancée dans le milieu et qui est morte sous les décombres lors du tremblement de terre qui a éventré le pays et sa capitale en janvier 2010. La « petite », comme la nomme son ancienne protectrice, était une prostituée magnifique et férue de littérature, la beauté de la Grand-Rue qui se faisait appeler Shakira, succombant après douze jours dans les entrailles d’un bâtiment effondré, alors que les secours ne parvenaient pas à s’organiser et que les répliques se succédaient par dizaines.
C’est un voyage étonnant, ce livre. Il vogue d’une pensée à l’autre, du récit à l’écrivain au journal de la « petite », jusqu’aux pensées de sa mère bigote prête à tout pour retrouver sa Shakira qui a fugué dès l’adolescence. Prête à tout, jusqu’à se prostituer elle-même et oublier sa foi pour retrouver la trace de son enfant qui l’a toujours haïe. On voyage de petits récits en petits récits et littéralement de page en page puisque ces fragments de récits et de pensées ne font guère plus d’un feuillet et parfois même seulement quelques lignes, des lignes où les époques et les personnages s’entremêlent.
On y évoque les mots de Jacques Stéphen Alexis, le grand écrivain haïtien et opposant politique à la dictature de François Duvalier, un auteur que la petite ne se lassait pas de lire.
On y apprend la débrouille, les craintes et les arrangements des filles sur le trottoir, la litanie des passes et les travers de certains clients. Les petits secrets et rêves de certaines, comme le trésor de la « petite », son enfant caché qu’elle a fait jurer à sa protectrice de retrouver après le séisme. Cela sans jamais le moindre effet larmoyant, sans la moindre morale, dans une liberté de ton unique.
Et puis bien sûr il y a la survenue de cette chose, comme l’appelle la prostituée, à laquelle il paraissait impossible d’être préparé, ce naufrage qui n’a rien laissé debout, qui a aplati tout le monde sous son plafond, enseveli les rupins comme les prostituées.
Le tremblement de terre est évoqué dans une brutalité étrangement baignée de pudeur. Ici aussi on s’éloigne de tout pathos, de tout sensationnalisme, de tout voyeurisme, on ne parle ni de chiffres ni de bilan à grande échelle, tout est ramené à l’humain, à la peur, aux bruits, aux sensations.
C’est un quotidien particulier sur lequel se penche l’auteur, des ombres de la nuit qui sont les héroïnes de son roman, des anonymes prises dans le tourbillon d’un grand drame encore peu évoqué dans la fiction. De véritables personnages par lesquels Mazenky Orcel raconte des grandes passions, le deuil, la haine, la compassion, la révolte contre la foi aveugle et destructrice, la fraternité, la liberté, et bien sûr sans le recours à ces mots cuculs, non, avec un vocabulaire direct, sans concession, les mots de la rue.
C’est un roman utile, un point de vue étonnant; de la littérature qui éclaire et qui se penche sur ceux et surtout celles dont on parle si peu.
C’est assez épatant de savoir que c’est un premier roman, d’un auteur qui plus est assez jeune, à peine vingt-neuf ans. Alors, vraiment, longue vie à ces Immortelles, longue vie à cette écriture-là, et bravo Mr Orcel pour cette fulgurance.