En 1949, F. A. Hayek appelait de ses voeux la création d’une utopie libérale qu’il destinait, en priorité, aux intellectuels, afin de construire un rival au socialisme et installer un climat d’idées favorable au libéralisme*. A travers deux ouvrages, S. Caré a interrogé ce souhait. Le premier, paru l’an passé, retraçait la constitution de l’utopie libertarienne par différents intellectuels (A. Rand, Hayek, Rothbard, Nozick, D. Friedman, etc.)*. Le second, paru cette année et intitulé Les libertariens aux Etats-Unis. Sociologie d’un mouvement asocial interroge le second aspect du projet hayekien, en analysant les usages de l’utopie libertarienne via l’histoire de la constitution d’un mouvement libertarien et ses différentes stratégies d’intervention dans la vie publique et politique américaine.


Si on retrouve, notamment dans la première partie, des éléments présents dans son ouvrage précédent, le livre vaut le détour par les nombreux entretiens réalisés par l’auteur, son travail d’archives, les nombreuses sources mobilisées, qui en font un travail pionnier du fait de la quasi-absence d’ouvrages consacrés à la constitution de ce mouvement*. On repère quelques fautes d’orthographe ou de syntaxe de temps à autre mais elles disparaissent bien vite quand, au détour d’un paragraphe ou d’une note de bas de page, S. Caré se laisse aller à quelques petits commentaires bien sentis. Une petite illustration avec les Friedman : « La surenchère familiale marche ici à plein . Dans la famille Friedman, le père défendait un Etat libéral limité, le fils pense une société anarcho-capitaliste, et le petit-fils projette de réaliser cette dernière quelque part dans l’océan. Si la descendance veut encore surenchérir, il ne lui restera qu’à se lancer à la conquête de l’espace. » (p. 204)


Plus sérieusement, l’histoire retracée montre comment le Parti Libertarien (PL), fondé en 1971, a eu les plus grandes difficultés à se poser en troisième force du pays du fait de divisions internes (entre ceux qui souhaitent maintenir la doctrine libertarienne pure et une tendance plus pragmatique, souhaitant modifier graduellement la société) et des contraintes objectives et subjectives propres au système politique américain. L’implosion du mouvement dans les années 80 est alors salutaire en permettant de libérer les énergies libertariennes (vive la décentralisation et la concurrence sur le marché des idées !). La récente évolution du PL vers plus de pragmatisme pourrait, de son côté, miner les efforts des libertariens présents dans le GOP et, à un degré moindre dans le Parti Démocrate, qui tentent de changer les idées de ces partis politiques de l’intérieur.


D’autres terrains d’action existent cependant pour la diffusion des idées libertariennes : les think tanks, comme le Cato Institute, tentent d’exercer une influence publique (être visible dans le débat public) et une influence privée (orienter les décisions de la classe politique), bien que cette dernière soit difficilement avouée, dans la vie politique américaine avec plus ou moins de succès (en matière de politique environnementale, de réformes du système de retraite, etc.). La multiplication de ces « réservoirs d’idées » provoque une spécialisation qui permet au mouvement libertarien de s’épanouir, de se spécialiser sur des sujets, même si les conflits entre think tanks libertariens ne sont pas absents (cf. l’opposition officielle entre le Cato et le Mises Institute). Le libertarianisme en ressort amputé car il est présenté "par morceaux", en fonction des sujets abordés et non sous une forme globale, d’une utopie.


Finalement, malgré les divergences, les polémiques internes on peut toujours parler de mouvement libertarien (via l’existence d’un savoir mutuel et d’une orientation commune). Il semble que les Libertariens (les membres du Parti Libertarien) soient beaucoup moins nombreux que les libertariens (ceux qui ont une sensibilité libertarienne, sans être affilié au PL) comme le fondateur de Wikipedia Jimmy D. Wales ou les auteurs de South Park. Le souhait d’Hayek n’est donc pas resté lettre morte et le libertarianisme constitue aujourd’hui, selon S. Caré une doctrine influente. « [Il] se présente ainsi comme un radicalisme souterrain qui, à l’ombre des gesticulations désespérées de la contre-culture contestataire traditionnelle de gauche, a su se faire plus discret, et se montrer plus efficace. » (p. 300)



  • Cf. F. A. Hayek, « Les intellectuels et le socialisme », 1949.


  • Cf. S. Caré, La pensée libertarienne : Genèse, fondements et horizons d’une utopie libérale, 2009.


  • L’auteur prend soin de le mentionner à la fin de son introduction.


Anvil
9
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le 15 août 2015

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