Un premier roman pour un écrivain représente un périlleux exercice tant celui-ci prétend parfois, en un minimum de pages, mettre sur papier tout ce qu'il gardait au fond de lui. L'occasion trop belle, il accumule alors les informations et les idées. Et le lecteur, désorienté par tant de verves, de changements de direction, ne sait où l'auteur voulait en venir à la fin.
Car la peur de ne pouvoir les dire une prochaine fois étreint le primo-écrivain. L'univers du livre, on le sait, étant impitoyable, une jeune plume n'ayant pas fait ses preuve lors de l'essai n'aura pas toujours le luxe de pouvoir reconduire son style.
Arnaud de la Grange avec ses Vents noirs évite magistralement cet écueil. Aucune sensation de fourre-tout n'handicape son récit, que du contraire, l'écrivain parvient à propager au fil de l'histoire, une ampleur considérable, sans digressions inutiles. Il faut dire que le cadre du roman sied parfaitement à cela: Au xxème siècle, entre la Sibérie et le désert du Taklamakan, le lieutenant Verken, sous ordre du gouvernement français se lance sur les traces d'un compatriote explorateur-archéologue, Émile Théliot, en fuite aux confins de ce monde.
Mais si cette sensation de densité inonde le récit, c'est parce qu'avant-tout, Arnaud de la Grange connait bien ce territoire. Il est grand reporter, directeur du service étranger du Figaro, éminent spécialiste de l'Asie, et couvre pour le compte du journal, l'actualité de cette partie du globe.
Dans " Les Vents noirs ", sa connaissance, son érudition même du sujet, lui permet de déployer un univers tangible pour encadrer son récit. Finement, pages après pages, il tisse une sorte d'écrin dévoilant d'anciennes légendes orientales perdues dans ce carrefour des grands empires et des religions. Il retrouve le charme sec, implacable des infinies latitudes de l'extrême-orient, pays de la transhumance et des antiques caravanes de la route de la soie. L'époque où se situe le roman, forte en tensions diplomatiques, au relents révolutionnaires, échauffe presque malgré lui ce désert, imperturbable aux velléités humaines et pourtant convoité par d'innombrables factions, des féroces chefs de guerres chinois aux hordes blanches de cosaques russes. Une atmosphère à la fois mystérieuse, spirituelle, hante ces contrées arides. Un théâtre de choix pour mettre en branle ces personnages, tellement humains, foncièrement littéraires, dans leur soif d'absolu ou de pouvoir. " La mort avait le cuir rude du peuple des confins" nous révélera l'écrivain.
Une autre spécificité de l'arsenal stylistique d'Arnaud de la Grange tient également dans sa propension à donner à la géographie une dimension empathique pour ses personnages. Il dresse comme un atlas des paysages rencontrés, du relief le plus agressif à la surface la plus plane, et leur alloue des sensations, presque des sentiments lorsqu'ils épousent les tourments intérieurs des caractères. Cet horizon sensoriel, l'auteur s'y attarde longuement, comme une tragique et omnisciente condition de l'environnement pour l'Homme.
Arnaud de la Grange trace son sillage dans celui d'autres grands écrivains de l'aventure. Les noms de Joseph Kessel, Vladimir Arseniev ou Sylvain Tesson, pour une influence plus contemporaine, sautent aux yeux tant les personnages des Vents noirs semblent être issu du même marbre que ceux de ces différents auteurs. Une teinte cinématographique colore également le récit. Comment ne pas penser au Fitzcarraldo de Werner Herzog lorsque Verken, le héros du roman, s'empare d'un phonographe et lance un opéra de Puccini alors qu'ils naviguent sur un fleuve au beau milieu de leur expédition. Un brassage d'influence considérable pour un roman néanmoins habité d'un souffle qui lui est propre.
Au cœur du livre, les héros rencontreront un vieil homme du désert. Celui-ci leur racontera qu'il faut se faire poète afin d'embrasser pleinement la mesure des ces régions inhospitalières. Arnaud de la Grange, correspondant pendant plusieurs années en Asie, au fil de ses voyages en Chine ou au Turkestan, a su patienter, se laisser imprégner doucement par l'atmosphère qui règne là-bas. Les vents noirs sont la puissante émanation de ses souvenirs.