Le Lutetia, c’est tellement Paris que l’on ne descend pas au Lutetia, mais à Lutetia. Investissant ce lieu au travers de l’un de ses observateurs privilégiés, son responsable de la sécurité pendant les années 1930-1940, Pierre Assouline en fait la biographie comme d’un personnage à part entière, dans un roman qui est aussi un morceau de l’histoire de France.
Quel meilleur poste que celui d’Edouard Kiefer, ancien policier devenu détective de l’hôtel, pour observer la vie de l’établissement, aussi bien côté coulisses que clientèle ? Anonymes et célébrités y défilent, dans une effervescence de plus en plus tendue et anxieuse à mesure que les bruits de bottes imposent leur cadence de plus en plus martiale outre-Rhin. Bientôt le pire devient réalité. Le Lutetia est réquisitionné par l’Abwehr, les services de renseignement et de contre-espionnage allemands chargés de la lutte contre les différentes formes de résistance, jusqu’à ce qu’à la Libération, il se transforme cette fois en centre d’accueil pour une large partie des rescapés des camps de concentration nazis.
Cet avant, ce pendant et cet après qui, dans une unicité de lieu, divisent le roman en trois actes comme au théâtre, le récit nous les fait vivre du point de vue fictif mais central d’un personnage qui pourrait être vous et moi, citoyens ordinaires, pris dans le huis clos incrédule d’existences qu’il faut tâcher de préserver alors qu’au dehors bat une tempête historique. Doutes, peurs et culpabilités accompagnent les délicats arbitrages entre résistance, compromis et compromissions. Et si les affres amoureuses du narrateur se mêlent à ses états d’âme, c’est au final pour mieux l’humaniser dans son rôle littéraire de faire-valoir d’un panorama historique étayé par une documentation minutieuse.
Riche, le roman l’est de son extraordinaire galerie de portraits, tous croqués d’une plume vive et perspicace, saisissants souvent quand, si humaine et si piquante, la description débouche soudain sur un nom connu, émouvants surtout lorsqu’ils sortent un par un de la foule, leur redonnant chair et dignité, ces rescapés de l’innommable, en tout point véridiques dans les singularités de leurs histoires. Tous composent au global un tableau représentatif de ce qui appartient maintenant à l’Histoire et qui, en ces pages, reprend vie dans son épaisseur humaine, le Lutetia comme une miniature de Paris et de la France.
Fresque fascinante mêlant souffle romanesque, méticulosité historique et formidable maîtrise de plume, un ouvrage qui, mémoire vivante d’un lieu mythique, s’en fait aussi celle, sombre et ineffaçable, d’une capitale et d’un pays entier.
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