V ou L'Origine du monde
V. Troublant trou noir engloutissant les siècles et les continents. L’expliquer c’est s’y perdre encore plus et tomber dans l’écueil du « qu’est-ce que ça raconte ? ». L’opinion le qualifie...
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le 2 févr. 2022
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En ces temps de questionnements civilisationnels, j'ai cru bon de lire ce qui est sans doute l'ouvrage-phare du grand historien belge Henri Pirenne, qui reçut de son temps les éloges des plus grands chez les Annales (Bloch, Febvre, etc.) et continue aujourd'hui de nourrir les réflexions sur les rapports qu'entretiennent Occident et Orient.
C'est la dernière oeuvre du grand conteur de l'histoire de Belgique, auteur d'ouvrages obligés comme L'Europe au Moyen Âge ou ses Réflexions d'un solitaire, faisant suite à un article éponyme qui servit de base à l'élaboration du livre inachevé et dont la conclusion vite expédiée sent les feuillets recomposés.
Pour Pirenne, le Moyen Âge ne commence pas à la chute de Rome, lorsque Odoacre dépose le gamin qu'est Romulus Augustule en 476, car les barbares qui s'établissent sur le cadavre de l'empire n'ont rien à opposer au mode de vie des Romains. À peine installés qu'ils s'empressent de transmettre leurs voeux à l'empereur de Constantinople qu'ils tiennent à la fois comme leur modèle et comme l'arbitre de leurs différents. Le commerce, le dada de Pirenne, ne s'en trouve pas modifié, les choses continuent comme avant, les nouveaux pouvoirs reprenant traits pour traits le système d'organisation romaine, au même titre que les codes de la vie civile, qui restent également les mêmes. Loin de mépriser la civilisation romaine, les barbares l'admirent et se l'approprient, il est vrai qu'ils n'avaient en vérité rien à lui opposer. À l'exception des marges (Gaule Belgique et île de Bretagne), la Romania se maintient et la Méditerranée demeure le centre du monde.
Tout change, selon Pirenne, à l'arrivée de l'islam et de l'extraordinaire élan de conquête qui pousse les Arabes de Bagdad à Cordoue, en passant par la Sicile. L'empereur d'Orient doit abandonner ses rêves de Renovatio pour éviter le drame, alors que la Méditerranée devient en un siècle un lac musulman. L'unité monétaire assurée par Byzance est brisée, l'Afrique regarde désormais vers Bagdad et Damas, non plus vers Rome ou Marseille, les flux de papyrus, d'épices, d'or, de vin et d'huile sont stoppés net, les Wisigoths d'Espagne sont balayés et les Francs se sauvent de justesse. Certes ces nouveaux barbares s'approprient la science et les arts grecs, mais ils imposent surtout aux anciens Romains la sujétion à leur Dieu unique dont la diffusion éclair tranche avec la lente propagation de la parole du Christ. Avec l'islam, il y a rupture avec le monde antique sur tous les plans, et les conséquences sont majeures : le pape abandonne Byzance qui devient un empire exclusivement grec, et se tourne vers les nouveaux hommes forts que sont les Pépinides produits par les luttes internes d'un Royaume en proie à la suffocation. Avec Charlemagne, l'Europe a son nouvel empire et s'avance vers un nouveau monde, le Moyen Âge a lieu.
On est frappé par l'aisance avec laquelle Pirenne transporte son lecteur, l'ouvrage aujourd'hui daté se lit comme un regard littéraire enchanteur où les lignes de fuites sont claires, les basculements logiques et les confrontations inexorables. Pirenne est dur, tout de même, avec les Musulmans, notamment quand il dit qu'ils ne songent véritablement qu'à piller, et quand il a vite le "péril" à la bouche. On regrette aussi, en dépit d'un érudition prodigieuse, qu'il ne mobilise pas d'autres sources que celles chrétiennes, Grégoire de Tours, Grégoire de Tours, Grégoire de Tours, oui mais ensuite ? Aussi la perspective des deux blocs impénétrables fait difficilement sens au regard des sources et des preuves qu'apporte entre autres l'archéologie moderne, mais ça Pirenne ne pouvait pas le savoir, et son obstination à caser les phénomènes dans l'un ou autre ensemble fait parfois trop lisse pour la complexité des faits qu'il rapporte.
Il reste que Mahomet et Charlemagne mérite le retentissement qu'il a eu à sa parution, personne avant Pirenne n'avait avancé de thèse si osée, que les barbares et les Romains n'étaient en fin de compte que des frères séparés à la naissance, et que les premiers ont pris avec passion, parfois un peu gauchement, la relève des seconds. L'idée que c'est l'Autre musulman qui est venu briser le rêve d'unité latine résonne aujourd'hui plus que jamais et confirme une nouvelle fois la fécondité des thèses d'Henri Pirenne.
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le 7 oct. 2021
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