V
7.7
V

livre de Thomas Pynchon (1963)

V. Troublant trou noir engloutissant les siècles et les continents. L’expliquer c’est s’y perdre encore plus et tomber dans l’écueil du « qu’est-ce que ça raconte ? ». L’opinion le qualifie parfois d’illisible, d’insensé, de grotesque, de génial, d’absurde : tout est vrai, mais c’est peu. V. c’est tout ça à la fois, et c’est terrifiant, sans qu’on sache véritablement pourquoi.


Il faut le dire d’emblée : lire V. (Certainement Pynchon de manière générale) comme un livre ordinaire est l’erreur à ne pas commettre ; V. n’est pas un livre ordinaire. Oui, V, même, n’est pas un livre : c’est un temple, dressé à la gloire d’une mythologie totale de l’histoire humaine, une cathédrale au tympan d’or dans lequel figure la trajectoire historique dans son entièreté, comme l’est l’avenir de Rome, d’avance annoncé par le bouclier d’Enée.


Au terme d’une lecture cool mais attentive (« Sois cool, mais sois là ») apparaissent des lignes de fuites brumeuses, difficilement descriptibles, au milieu desquelles, toutefois, demeure la certitude d’un sentiment : la contemplation, de loin, d’une montagne effrayante qui supporte cette aventure humaine qu’on nomme l’histoire avec, dans le flanc, l’inquiétant symbole, la 22e lettre de l’alphabet latin. Que veut-il dire ? Pourquoi Herbert Stencil, l’enfant du siècle, cherche-t-il à percer le mystère de ce monstre multi-céphale en embarquant dans son sillage autant d’existences et de trajectoires « paumées », ou bien doit-on dire « maudites » ? La réponse n’est pas au bas de la dernière page.


Au début, Benny Profane, bagage militaire dans la Navy, est un joyeux luron, un « jocrisse » comme il aime se définir. Il vivote, il aime, il découche et couche, il est simple ; c’est un gars normal qui fait le yoyo entre New-York et un semblant d’univers. Il s’entiche d’une pauvre fille en instance de divorce et rejoint, une fois niché dans l’intérieur de la grosse pomme, une clique de têtes à claques qui, comme lui, vivotent comme dans l’attente d’une révélation. Entre les petits boulots fournis par l’agence intérim « Espace-temps », le nettoyage des égouts où reposent des troupeaux d’alligators albinos, un étonnant dentiste reconverti dans la psychanalyse (la conversion s’est imposée comme une mutation) et un chirurgien esthétique qui conçoit les nez comme une terre glaise où la création divine semble à portée, la bande entre en collision avec le vecteur de la transformation historique, qui modifie les êtres en objets, le sensible en utile et pousse la vie vers l’état d’équilibre physique : l’inanimé. S’en rendent-ils compte ? Difficile à dire.


De son côté, Herbert Stencil, fils de Sydney Stencil, est l’enfant du siècle. Dans les carnets de son père, il rencontre le mythe de V. qui le mord en pleine face et l’entraîne sur des sentiers qui bifurquent, dans les coulisses de la trame historique.


« ll y a plus derrière V. et dans V. qu'aucun de nous n'a jamais soupçonné. »


V., tour à tour, telle qu’elle est poursuivie par Stencil, reçoit de multiples incarnations. Elle est d’abord, à l’ombre des palmiers d’Egypte, l’honneur perdu de la jeunesse victorienne. Elle devient ensuite un pays inexploré, le mythique Vheissu, au centre d’une crise diplomatique entre le Vénézuela et ceux qui sont contre le Vénézuela ; au même moment, de drôles de types entendent voler la Naissance de Vénus à Florence. Stencil plonge dans le siècle, à la poursuite de V. cachée sous de multiples avatars, clé d’une horrible conspiration imaginaire : dans la barbarie raciale, les délires avinés des ennuyés de l’aventure coloniale, vers les horreurs de l’assasinat industriel. Mort, décès : processus qui met un terme à la vie ; passage d’un organisme animé vers l’inanimé.


V. devient femme, le Mont de Vénus est bien l’Origine du Monde. Dans son sein, elle annonce une prophétie terrible, enfermée dans les murs de La Valette où résistent encore de preux chevaliers du Temple face aux assauts de l’inanimé. D’avance, lecteur, interroge-toi. Que sais-tu, vraiment, de l’Histoire et de sa direction ? Ne vois-tu pas qu’aucune civilisation ne survit à son troisième millénaire ? Ne vois-tu pas, reptile aveugle, que l’Histoire a pour but l’esthétisme de la chute, qu’elle est la chronique d’une mort annoncée ? L’Histoire n’a jamais menti sur son terme, tout a toujours été là, aux yeux de tous ; elle conduit au suicide.

Cripure
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le 2 févr. 2022

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