Il était une fois à Nowa Ruda, cela pouvait commencer ainsi, comme un conte de fées ou un rêve universel.
Et l'image de Tokarczuk est si ineffable qu'il est impossible au lecteur de voir le rouet et le fil dans le processus ; plus on cherche à saisir un sens, plus il est oublié, comme dans les rêves. Il faudra donc veiller à ne pas se laisser prendre par les mailles trop serrées d'une explication. Vous pouvez fournir le vôtre, même si vous êtes conscient que vous en laissez de côté d’autres tout aussi logiques.
Le livre est fait des histoires de gens, d'habitants de Nowa Ruda ou de Pietno, toujours perchés sur un sentiment de précarité, de mort, de recherche de soi et d'autre chose, d'attente, de nature. Il doit macérer tout le livre jusqu'à ce que les coutures ne soient plus visibles : comme les autres cheveux de femmes utilisés par Marta pour créer des perruques compactes et homogènes.
Le lecteur doit donc faire une sorte d’allégeance de confiance comme Pascalis avec Kummernis : sortir des perpétuelles contradictions qui font écho au titre ; accepter ou non une femme divine, un amour pur, sans forme et sans nom, en manifestation constante ; questionner le temps et l'espace ; ignorez les poisons qui ne tuent pas car les corps ont une logique mystérieuse et péremptoire.
Une vision d'en haut sera toujours présente lors du récit , un « regard pur » comme dans le rêve de l'incipit : il voit tout, il n'est pas matériel, il observe le présent, le passé, le futur. La perception est toujours celle d'avoir à portée de main tous types de signes pour déchiffrer le monde, chacun de ces personnages est en effet entouré d'un brouillard dans lequel les visions de l'un s'entrelacent avec celles de l'autre. Le souffle mortel n'arrive jamais puisque tout est immobile, éternel, ou peut-être que la fin du monde était cet état d'immobilité et que les signes n'étaient pas perçus.
Il y a une vision nocturne, sombre, c'est celle qui naît avec nous et meurt avec nous : nous sommes remplis d'une obscurité corporelle épaisse, facile, extensible. Du point de vue extérieur cependant, comme la narratrice lorsqu'elle dort dans le jardin pour faire de la place aux invités, on observe (ou imagine) ces maisons aux jambes fines mais longues, que sont les êtres, se déplaçant sans cesse. C'est comme un feu d'artifice de sentir l'herbe pousser tendrement, les comètes, les étoiles, la respiration des gens endormis ; il est fascinant de parcourir les escaliers d'un palais infini comme celui des Von Goetzen, mais épuisant et mélancolique.
R., le mari de la narratrice, se casse le nez à la suite d' un accident. A partir de ce moment, il sentira une odeur spécifique sur différents objets : l'odeur de la mort. Peut-être parce qu'il en a peur, pas comme les frères de la coutellerie qui croient que et qui accrochent des couteaux au plafond et n'ont pas peur de mourir.
Plantes ou animaux, humains ou loups-garous, peu importe : vous voyez les substances luminescentes ou sombres entre les pages, vous touchez des maisons ou construisez des toits pour défendre les choses que vous aimez et comme les mots ou les constructions trompent, il faut parfois regarder les faits, l'affaire.
La maison de jour, la maison de nuit, notre corps, les corps extérieurs : nous avons deux maisons et la frontière est incertaine, à tel point que nous ne nous en rendons pas compte. Olga Tokarczuk révèle alors une construction extérieure à tout, étendue sans limites, mais aussi intérieure, confinée ; elle l'a raconté à travers de petites histoires qui ont changé l'homme et l'ont livré au monde pour qu'il reste car - comme elle le dit elle-même - celui qui les raconte devient immortel, qu'il s'agisse de vies de saints ou d'hommes normaux.
Et comme Bidule-Machin, ne nous reste plus qu’à «nous fréquenter dans notre miroir.»
On retrouvera aussi (je vous le fait sous forme d’inventaire):
des philosophes à venir (mais dans le passé, ce sera compliqué...) Archémanès, l'un des maîtres de Pythagore, selon qui deux proto-êtres s'affrontent sans fin, Chronos (la création sous toutes ses formes), et Chaos qui est là pour la dévorer.
De belles et sages réflexions «Nulle chose ne m’appartenait. Je ne m’appartenais pas moi-même...j’étais un regard, sans pensées, sans aucun jugement, sans sentiments.»
Le vin d’aubépine de Marta.
Des petites annonces dans la gazette de Basse-Silésie «pour dire que je collectais les rêves.»
Des champignons, et les recettes pour la collybie, le bolet blafard, l’oronge et surprise ! un champignon en dessert la vesse de loup sucrée.
Bien sûr un peu de bible, le Cantique 5,2 «ego dormio et cor meum vigilat / J’étais endormie, mais mon coeur veillait»
et pour clore, ici, pas dans le livre, l’imperfection:«Kümmernis naquit imparfaite selon son père, au sens toutefois où les gens entendent l’imperfection: en effet le baron désirait avoir un fils.»
J’adresse mes condoléances à ceux qui ne sont pas enthousiastes après la lecture de ce livre.