« ...Et la jungle n'a pas de mémoire. »

Voilà un livre plein d'audace ! Un risque énorme assumé jusqu'au bout, celui de confier le récit à la voix d'un chimpanzé un peu plus évolué que le reste de son espèce. Le speech est très bien exposé et assez crédible pour un récit d'anticipation :

La terre désertée par les humains qui vivent dans des stations orbitales est laissée en jachère de sorte que partout la nature reprend ses droits. Seuls quelques humains restent dans une terre vidée de sa population. Une famille vit dans une réserve naturelle dans le Sud d'Afrique, pas loin de la jungle épaisse, elle détient un zoo dont le patriarche est un scientifique ethnologue aguerri qui tente de prouver que la limite entre l'humain et l'animal n'est pas si épaisse que ça. Alors il élève un chimpanzé aux côtés de son fils et traite les deux de la même manière - les deux grandissent ensemble comme deux frères - cette expérience étant censée élever le chimpanzé au rang d'humain, ne serait-ce que sur le terrain de la communication (le singe apprend le langage des signes). L'expérience finit par porter ses fruits car le singe apprend à communiquer avec les hommes. Il est alors envoyé dans les stations orbitales pour porter au reste du monde le succès de l'expérience. A son retour du voyage l'avion dans lequel il rentre se crashe, le laissant seul dans la jungle, qu'il doit désormais traverser pour rentrer chez lui.

Voilà, déjà rien que l'histoire part d'une bonne idée. Mais derrière elle Tristan Garcia fait deux autres choix radicaux.

Le premier : faire de Doogie, le singe, une voix à la première personne, avec ses défauts de langage, ses incohérence pénibles, ses phrases saccadées, tout sauf littéraires. Ainsi le style est "mauvais" mais d'un fait exprès. Doogie parle comme un enfant de deux ans.

Le deuxième : Découper l'histoire en deux axes chronologiques, un premier narrant l'avancée de Doogie à travers la jungle (axe intitulé "de la jungle"), un deuxième revenant sur des souvenirs de Doogies, nous apprennant ainsi des choses sur son passé, de sa tendre enfance jusqu'au fameux accident, là où démarre donc le premier axe, (ce second axe s'intitule "mémoires").

Ces deux choix, qui peuvent paraître tordus car ils ébranlent totalement la schématique normale d'un roman, ne sont pas inutiles. Bien au contraire ils servent entièrement le message du livre, qui tarde à venir mais qui se fait de plus en plus sentir au fil des pages.

Et là je vais SPOILER la fin, alors si vous n'avez pas lu le livre, ne lisez pas ce qui va suivre.

Plus Doogie avance, plus on en apprend sur son "humanité" car on lit sa vie à travers ses mémoires et même s'il parle comme un débile on s'attache à ses souvenirs, à ses traumatismes, à ses amours et on l'humanise mais plus il avance dans la jungle, plus la jungle l'avale et la nature, comme elle l'a fait avec la planète, reprend ses droits. Doogie perd le langage, perd également son attitude civilisée, son orientation et à la fin il oublie même le but de son long périple. Il avançait pour retrouver le zoo, pour retrouver Janet, sa demi-sœur humaine, son unique amour, ce qui précisément le rattachait à l'humanité. Tristian Garcia ne fait pas de littérature ici. Il ne veut pas écrire un beau livre avec de belles lettres et un beau style mais il parvient à écrire une belle histoire qu'il sait étoffer d'un propos rationaliste. L'Animal n'est pas Homme et on ne forcera jamais une espèce à en rejoindre une autre. L'épilogue juste MAGNIFIQUE qui laisse parler Janet achève de prononcer le message sur lequel le lecteur pouvait encore douter :

« On dit que parfois mon père éduqua ce chimpanzé qu'était Doogie comme mon frère. Je le répète : Je n'avais qu'un frère, Donald, qui était mon ennemi, et jamais Doogie ne fut autre chose qu'un animal éduqué en notre compagnie. »

Et pourtant elle aimait Doogie comme un frère mais elle sait faire la part des choses. Et c'est bien là l'intelligence de ce roman. Nous faire croire, via la science-fiction à un rêve fou, celui de rapprocher l'animal de l'homme, en nous le faisant aimer comme un héros de roman mais venir briser ça, en démontrant les limites de ce rêve. Alors oui le livre est agaçant à lire, la seule voix de Doogie en guise de narrateur est horripilante mais il est nécessaire de passer par là pour comprendre entièrement le message du livre.

Un roman audacieux et foutrement beau mais qui, en effet, est difficile à lire.
-Alive-
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le 21 juin 2014

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