De l'indépendance et de ses techniques d'écriture

Mission Terminée est un roman camerounais publié en 1957 par Mongo Béti. Le héros, Jean-Marie Medza, un bachelier recalé à son examen, va être de retour du lycée envoyé par sa famille dans un village reculé pour y récupérer l'épouse Niam, une femme qui a laissé la tribu afin de mener ses aventures adultères. Malgré son statut d'indécrottable cancrelat, Jean-Marie va passer auprès des habitants de ce village perdu dans la forêt pour un sage de la ville ayant accédé à la connaissance des blancs ; à moins que, dans le cadre des différentes rencontres picaresques qu'il y effectue, il se trouve plus souvent la dupe de son entourage que l'on ne pouvait s'y attendre au début.


Mission Terminée est un roman dont la lecture m'aura été plutôt pénible mais dont j'ai beaucoup apprécié le projet une fois le parcours achevé. Le livre est assez étrangement rythmé, composé de quatre chapitres de tailles très inégales entre eux, avec une brève ouverture et une (excellente) conclusion plutôt lapidaire repoussée chacune par l'écrasante visite à Kala, au milieu, qui compose l'essentiel de l'intrigue.


Ce que le roman peut avoir de désagréable est aussi ce qui en détermine la force, d'où la sensation d'inconfort critique à la fermeture du livre : l'action est constamment dilatée, repoussée, dans un rythme engluant et volontairement répétitif, mais l'auteur à travers la voix de son narrateur plus âgé ne cesse de nous piquer par des petites relances pour nous avertir que la situation pourrait à tout moment se révéler plus ambiguë que l'apparente histoire d'un escroc involontaire abusant à moitié malgré lui de paysans ignares.


À cet égard, peut-être que pour certains lecteurs la conclusion pourrait s'avérer décevante, puisque ce n'est pas tellement en terme de surprise narrative que la fin détourne et se réapproprie le sens de l'intrigue. Le grand intérêt de Mission Terminée est que le propos politique du roman se construit très patiemment.


Mongo Béti, comme nombre d'écrivains subsahariens des années 50-60 qui composent dans la langue du colon, parfois en exil, écrit en effet un roman qui baigne dans un climat d'indépendance imminente, mais pas actée, dont sa littérature doit rendre compte. Il existe de nombreuses stratégies intéressantes pour évoluer dans ce cadre difficile, paradoxal, marécageux, depuis la menace larvée d'un fantastique inquiétant (Paul Lomami-Tchibamba) jusqu'à la remobilisation de l'épopée (D.T. Niane).


Mongo Béti, lui, va reprendre une structure quasi de conte, vieille comme le monde, de la lutte entre le paysan astucieux et le parvenu de la ville en brouillant constamment les cartes pour complexifier ce vieux schéma. Son héros entre ainsi dans une interaction ambiguë avec des personnages dont il profite, avant de se rendre compte que ce sont eux qui abusent de lui, sans qu'on puisse jamais bien déterminer la part de malice dans leur comportement de la part de filouterie instinctive créée par les conditions matérielles du colonialisme qui sont toujours évoquées dans un arrière-plan discret, hypocrite, comme pour ne pas assumer à quel point elles déterminent en sous-main l'abus dans les affaires privées et campagnardes qui nous est donné en spectacle dans le roman. (un bref paragraphe plus lyrique et très efficace, vers la fin du roman, va casser cet effet en se montrant plus directement polémique, mais c'est une exception dans l'économie de Mission Terminée).


La conclusion du roman est de grande qualité, entre réécriture pessimiste du récit initiatique et forme de libération grotesque d'un héros qu'on a du mal à situer sur l'échelle des valeurs glissantes du roman, nous poussant à nous interroger, à l'orée de ces indépendances qui n'auront pas libéré leurs peuples, sur la possibilité réelle d'accéder à une autonomie qui porte dignement son nom.


Mission Terminée est un bon livre, essentiellement parce que presque rien de ce qu'il n'écrit n'est important en soi ; c'est un système de chiffrage, un écrin pour le message et la réflexion qu'il faut synthétiser derrière le tableau. C'est ça, la littérature qui compte.

S_Gauthier
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le 14 juil. 2023

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S_Gauthier

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