Denis Robert préparait un documentaire sur Cavanna mais ne trouvait pas de financement avant que ce dernier ne meure. Après l'attentat de janvier 2015, il a été choqué de voir des gens comme Richard Malka ou Philippe Val défiler sur les plateaux télés et prétendre parler au nom de Charlie Hebdo (abrégé ensuite CH). Car le postulat de ce livre, c'est que le vrai CH, c'était celui de Cavanna et Choron, dont l'âge d'or se situe pendant les années Pompidou-Giscard. Celui relancé en 1992 n'est qu'une reprise marketing opportuniste par Philippe Val et Richard Malka, qui vont utiliser le journal pour se pousser vers des positions brillantes.
L'ouvrage se découpe en une série de chapitres non titrés, d'une quinzaine de pages à chaque fois. Il est écrit dans un style journalistique plutôt que d'historien, un style pas neutre, Denis Robert s'inscrivant dans la veine de Cavanna, mêlant raccourcis langagiers populaires et rigueur syntaxique.
N'attendez pas, cependant, de ressortir de la lecture avec une idée claire de ce qu'était l'impertinence et la liberté totale du CH de la grande époque. Sur les 300 pages que fait le livre, environ la moitié sont consacrées aux débuts d'Hara Kiri et de Charlie, et aux combats de Cavanna et Choron contre la dèche et la censure. L'autre partie, plus amère et acerbe, décrit la manière dont ces Mohicans vont voir leur héritage capté par des opportunistes bien plus calculateurs et propres sur eux.
A noter combien au fonds, les journalistes sont les moins bien placés pour écrire sur la presse. A chaque fois que je lis un ouvrage sur la presse écrit par un journaliste, il s'intéresse moins au contenu qu'à des rapports de force qui, de l'extérieur, nous semblent triviaux : le financement du journal, le tirage, la manière dont il parvient à se faire de la publicité. Denis Robert est sensible à cet aspect "vendeur de papier", et y consacre son expertise. Très bien. En revanche si vous voulez une image précise de ce qu'était Hara Kiri, Hara Kiri Mensuel, Charlie, Charlie Mensuel ou Charlie Hebdo en termes de contenu, c'est souvent un peu abstrait. Sans doute vaut-il mieux, si c'est ce que vous cherchez, vous tourner vers des anthologies.
Il reste un dernier point : ce livre n'est pas neutre et ne prétend pas l'être. Denis Robert a été proche de Cavanna à l'époque où ce dernier se battait contre Parkinson, il est resté en contact avec ceux qui ont vomi le CH nouvelle formule : Siné, Lefred-Thouron, Delfeil de Thon, Mona Chollet. Au moment où il a révélé l'affaire Clearstream, Philippe Val a été de ceux les plus assassins à son encontre (peut-être pour amorcer son rapprochement avec le sarkozysme), et Richard Malka a été l'avocat de Clearstream contre Denis Robert. On peut donc taxer Denis Robert de règlements de compte. J'aurais tendance à dire qu'il fait aussi avec ce livre un court droit de réponse à la volée de bois vert qu'il s'est prise.
Il reste que la deuxième partie du livre est intégralement à charge contre Philippe Val, Malka et Cabu, et relève de l'enquête journalistique. L'auteur détaille les artifices juridiques et les montages immobiliers et financiers qui ont permis à ces personnages de s'enrichir sur le symbole de CH. On a droit aussi à tous les détails décrivant une ambiance de rédaction pourrie, dans laquelle Val s'écoute parler et verrouille tout, achetant le soutien d'untel ou misant (avec raison) sur la lâcheté d'un autre. On revient donc sur les évictions de Lefred-Thouron, Mona Chollet, Siné, la mise à l'écart de Cavanna, etc etc... C'est bien, mais ça m'intéresse moins au fonds que la période épique du premier CH. Cela reste salutaire à une époque où on utilise un peu les martyrs de la rédaction de CH pour tout et n'importe quoi au niveau politique.
Mohicans est une synthèse touchante sur la naissance de CH grâce à l'énergie folle de deux génies, Cavanna et Choron. La deuxième partie du livre, plus triste, décrit leur dépossession de leur bébé par Philippe Val et Richard Malka, avec la complicité de Cabu. Ce n'est pas neutre, et ce n'est pas un ouvrage d'histoire positiviste, mais c'est iconoclaste et c'est nécessaire.