Ce qui frappe en premier lieu chez Roger Gilbert-Lecomte – et cela dès les premiers mots, comme une émanation immatérielle plus qu’une vision logique – ce qui frappe l’œil et l’esprit, c’est la prétention. Il déborde de chaque mot concédé à la feuille une vanité primale, fougueuse. Celle de la jeunesse toute puissante. Roger Gilbert-Lecomte s’était juré de n’écrire « que l’essentiel » et s’y applique avec acharnement, n’offrant au monde que le meilleur de lui-même, s’entend par là à ses yeux, s’entend donc la prose qui le satisfera pleinement. Cette sélection drastique, maladive, auto-centrée amène un sentiment de satisfaction confiante, de clarté. Roger Gilbert-Lecomte a raison en tous points, le sait, le dit.


La démarche, puissante et porteuse au demeurant, n’est pas sans rappeler celle du jeune Artaud, plein de verve, des premiers écrits, avant Héliogabale et la révélation poétique. Même posture assurée, en apparence et pour les autres tout du moins, mêmes velléités révolutionnaires, jusqu’auboutisme, même énergie dans la prise de position contemporaine. Antonin Artaud, consciemment ou non, aura probablement entraperçu le souvenir de lui-même en la personne de Roger Gilbert-Lecomte, il le soutiendra publiquement, fera très tôt l’éloge de son œuvre.


Paradoxalement, si sûr de lui soit-il et ne pouvant souffrir nulle remise en question sur le sujet, Roger Gilbert-Lecomte a recours dans sa mise au point du problème des stupéfiants à l’emploi d’un avatar, ledit Morphée, empoisonneur public, qui parlera en son nom propre et pour sa cause, l’auteur s’en trouvant, sinon exclu, en tout cas tenu à l’écart.
Surprenante distanciation, étonnante pudeur de la part de cet esprit fort, de cet ego satisfait.


L’artifice pourtant n’est pas vain et peut s’enorgueillir de multiples atouts. Le premier, vital, est celui de la raison et nous renvoie tout droit à la folie ; ou plutôt son éloge par un certain Erasme en 1509. Une époque différente, un sujet tout autant, mais un enjeu similaire. Car penser est une chose, affirmer est une autre, et toute prise de position subversive, comme c’était le cas en 1509, comme c’est le cas pour Morphée, franchissant allègrement les barrières (propres à chaque contexte) de la légalité et de la pensée officielle, rejaillit sur son auteur, le met potentiellement en porte-à-faux avec ses contemporains, avec les instances officielles. La fiction, si grossière et transparente soit-elle – tant il est évident que le visage moqueur de Gilbert-Lecomte se cache sous le masque de Morphée – est alors vecteur de libre expression.


Le second est contextuel. En 1930, quand Roger Gilbert-Lecomte décide de publier Monsieur Morphée – on aura compris l’importance de la chose, sachant son obsession perfectionniste – dans le numéro 4 de Bifur, son œuvre officielle se résume à sa participation aux deux premiers numéros du Grand Jeu, rien d’aussi fouillé, d’aussi construit. Ho, les idées sont bien là, le grand jeu sait parfaitement où il va (bien qu’affirmant parfois le contraire par bravade) mais reste timide. L’empoisonneur public est comme une naissance, un peu littéraire, un peu publique, un peu humaine. C’est celle de Gilbert-Lecomte en tant qu’être construit de la force de sa volonté, au-delà du moule parental et social. De quoi trembler à vrai dire. Il est bon en ce cas d’imposer quelques barrières factices entre le soi qu’on a mis dans le verbe et le regard cruel du prochain. Ça rassure, ça apaise, la chose est prête à paraître.


Le troisième, plus banal, assurément annexe pour l’auteur, est la portée du message. Le cadre même de l’essai est étriqué. Il est son propre contexte, sa propre prison, se réserve bien souvent à une sphère littéraire définie, un public restreint. Il n’en est rien de la fiction qui tantôt fait rêver, tantôt amuse ou détend mais toujours intéresse. Au prix d’une minoration de l’impact immédiat, la forme choisie ouvre grands les bras à toute une frange de la population qui n’aurait probablement jamais entrepris la lecture d’un obscur essai traitant du problème des stupéfiants, dépose en toute discrétion ses idées dans les cranes et s’en va en souriant, laissant le germe pousser seul.


Le dernier tient bien sûr à son auteur et il faut pour cela se rappeler qu’on a affaire à un authentique inspiré, de ceux qui sans relâche sont balayés par les vagues de l’inspiration, qui ne cesse de créer qu’à l’abandon de leur corps, pour qui produire, ici de la littérature, est une première nature. Roger Gilbert-Lecomte écrit, en vers et en prose, sûr de son talent, le fait pour vivre et vit pour le faire. Et comme toute vie, elle se veut parfois morne, parfois sérieuse et cadrée, parfois joviale, qu’on s’y amuse, qu’on s’en amuse. Roger Gilbert-Lecomte s’amuse, comme un enfant dirons nous, s’impose des éléments formels tel ce monologue du bon Morphée, exercice ardue s’il en est mais divertissant pour cet esprit prolifique, presque une récréation qui aura pris de l’ampleur.


Pour devenir ce qu’elle est. A savoir une courte mais remarquable diatribe en faveur des stupéfiants. Il faudra composer avec l’agressivité sous-jacente, la passion de l’auteur pour son sujet, sa confiance pédante, la presque-absence d’antithèse, vite balayée. Il faudra accepter ces quelques anicroches pour aimer enfin de tout cœur ce verbe unique et génial, travaillé à l’extrême, tenu de longue haleine, de l’ouverture clinquante à la réplique finale, toujours à son sommet, vacillant et grandiose, cherchant pourtant plus haut. C’est une prose hors-norme, hors-genre, que livre en quelques pages le fougueux Roger, quelque part entre fantastique et social, entre puérilité et sagesse millénaire, quelque part dans un monde qui est le nôtre sans l’être, non pas sur une frontière mais bien en liberté dans les grands espaces de cette réalité alternative cousue de toutes pièces pour l’occasion. Le sentiment flou de non-être, du non-lieu qu’on distingue pourtant, inatteignable cependant.
A savoir également une fine satire contemporaine, glissée en second rôle, peut-être plus marquante, destinée à durer. Distillée à mesure de la construction du sujet premier, elle s’affirme en coulisse, menée avec brio, toujours comme un jeu, par le sournois bonhomme. Quel miracle donc que cet équilibre improbable, révolte adulescente et regard avisé cohabite sans encombre, le temps comme suspendu dans l’attente de la chute, du choc inévitable. Qui ne viendra jamais.


Erasme ouvrit la voie, fit l’éloge de la folie en son temps. Fi des analogies, fi des décorticages, il est temps de laisser Roger Gilbert-Lecomte donner à son tour une définition plus actuelle de cette folie qui l’anime, qui permet la naissance de ce genre de bijou.



Il y a, en effet, pour un certain nombre d’êtres à la sensibilité
suraiguë, une conscience tour à tour intensément exaltante et
douloureuse d’états opposés. Et les signes de ces crises s’exagèrent
chez quelques prédestinés, monstrueux du seul fait qu’ils portent au
fond d’eux-mêmes comme leur propre condamnation, un élément surhumain
qui dépasse et contredit leur époque, fulgurations de l’esprit ou
énergie physique gigantesque. De tels éléments suffisent à désaxer
magnifiquement une vie humaine. D’abord par leur caractère anti-social
: ils provoquent des actions irréductibles au jugement universel du
commun des hommes qui se vengent en traçant autour du maudit le cercle
magique qui l’esseule, l’incompréhension haineuse et les contraintes
nivellatrices qui le forcent à l’amertume de la solitude que l’on
appelle aussi folie.


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le 23 févr. 2016

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