Alors qu'il est sur le point de mourir, le père Ibacache repasse en revue son passé dans un long monologue. Homme d'église, homme de lettres - il sera critique littéraire, poète à ses heures et fréquentera tout le long de sa vie les cercles littéraires de Santiago, Ibacache semble irréprochable. Et c'est ce qu'il essaie de se convaincre, mais en vain. Dans un Chili où l'Histoire le met face à la misère du peuple et la cruauté de la dictature de Pinochet, il choisit de ne rien voir, de ne rien dire, de ne rien faire. Sa vie n'est qu'une lente progression vers davantage de lâcheté et d'auto-aveuglement, depuis son séjour dans le domaine du célèbre critique littéraire Farewell, où le jeune curé impressionné qu'il est se laisse tripoter par ce dernier, jusqu'aux soirées qu'il passe chez une mondaine, dont le mari torture les opposants à la dictature dans la cave pendant qu'à l'étage on discute poésie en écoutant du Debussy.

Le style de Bolaño fait que ses phrases sont magnifiques et en même temps suffoquantes, instruites et violentes à la fois. Une litanie de références pointues (Marta Harnecker, Robert Burton, d'obscurs auteurs chiliens que Wikipédia me retrouve) et une série d'images terrifiantes (ciels ensanglantés d'oiseaux morts, rêves de femmes déchirant leurs vêtements, poèmes blasphématoires) nous plongent dans un monde fait à la fois d'érudition impressionnante et de terreur. Le texte est parsemé d'épisodes ou d'anecdotes qui sont autant de métaphores de l'horreur ou de la lâcheté. Ainsi de cette colline des héros qui ne se construira jamais, ces vers de l'Infini de Leopardi qu'Ibacache récite à un Pinochet rigoureusement indifférent, ou ce voyage qu'il effectue en Europe pour réaliser une "étude sur la conservation des églises" qui consiste en fait à voir comment des faucons élevés par des prêtres massacrent tout pigeon qui a le malheur de s'aventurer sur une tourelle ecclésiale.

La vie d'Ibacache devient un cauchemar grotesque, où se dévoile toute l'absurdité de gens qui ont choisi de clamer haut et fort leur pureté dans leur posture de poètes pendant qu'ils se voilent les yeux. Ce n'est pas seulement un homme qui ne parvient à se repentir ou ressentir ne serait-ce que de la culpabilité, c'est un cercle - les intellectuels - puis un pays entier - le Chili, qui plongent dans la nuit. Avec ce roman court, sombre et étrange, Bolaño parvient à nous faire ressentir l'horreur de la lâcheté et le souffre de la pseudo-innocence.
dailypolymathie
8
Écrit par

Créée

le 11 déc. 2012

Critique lue 488 fois

2 j'aime

dailypolymathie

Écrit par

Critique lue 488 fois

2

D'autres avis sur Nocturne du Chili

Nocturne du Chili
dailypolymathie
8

Critique de Nocturne du Chili par dailypolymathie

Alors qu'il est sur le point de mourir, le père Ibacache repasse en revue son passé dans un long monologue. Homme d'église, homme de lettres - il sera critique littéraire, poète à ses heures et...

le 11 déc. 2012

2 j'aime

Nocturne du Chili
Exploratology
10

Critique de Nocturne du Chili par Exploratology

Au delà de l'immense talent de Bolaño et son écriture sublime et inclassable, j'ai énormément aimé dans Nocturne du Chili le discours politique, la profonde ironie d’une oeuvre qui dénonce la portée...

le 9 août 2016

Du même critique

Nocturne du Chili
dailypolymathie
8

Critique de Nocturne du Chili par dailypolymathie

Alors qu'il est sur le point de mourir, le père Ibacache repasse en revue son passé dans un long monologue. Homme d'église, homme de lettres - il sera critique littéraire, poète à ses heures et...

le 11 déc. 2012

2 j'aime

Murambi, le livre des ossements
dailypolymathie
8

Critique de Murambi, le livre des ossements par dailypolymathie

"Nous nous sommes battus pour rendre le Rwanda normal. Juste cela. C'était un bon combat" (p 87) "Dans ces pays-là, un génocide ce n'est pas très important" (p 228) Murambi. Le livre des ossements...

le 15 déc. 2012