Nos Os est un court roman brésilien, écrit en 2013, et publié en France l'année suivante par les éditions Anacoana.
Heleno, le héros du roman, est un dramaturge à succès, issu d'une famille paysanne du Nordeste, qui vit à Sao Paulo sa dépression, loin de sa terre, parmi les prostitués, les drogués et autres sidaïques en devenir plus ou moins proche. Quand on retrouve criblé de coups de couteaux le corps d'un des jeunes prostitués qu'il fréquente, sa dernière mission dans la vie lui apparaît : il doit ramener le corps de ce dernier dans leur sertão natal pour qu'il y soit enseveli parmi les siens.
N'ayant jamais entendu parler ni de Marcelino Freire ni des éditions Anacoana, j'avoue que c'est d'abord leur choix assez particulier de maquette qui m'a attiré dans la librairie. Le livre fait la hauteur d'un livre de poche mais est plus large, avec une couverture en carton épais, noire, rouge et blanche. L'illustration de couverture représente un bloc d'immeubles (photographié ?) par-dessus lequel s'esquissent au gros feutre noir qui se mêle à la couleur du cadre deux plantes du désert. Le tout est recouvert d'une sorte de vernis, de patine striée qui donne une apparence de boiserie ou d'usure au tout. J'apprends sur la fiche wikipédia de l'éditeur que ce choix est un hommage à ce qu'on appelle au Brésil la « littérature de cordel », soit un corpus populaire de poésie éditée dans des fascicules ornés de gravures. C'est en tout cas très réussi, et sans la référence culturelle, j'ai intuitivement rapproché ça d'une certaine pratique européenne de la littérature populaire – du giallo à la série noire – qui me parle.
Le roman est écrit, ou a minima traduit, dans un style qui me rappelle assez le Thomas Bernhard en prose : la syntaxe est vive, caractérisée par un grand nombre de phrases simples juxtaposées et entrecoupées de nombreuses relances par le verbe introducteur. Ce discours très rythmé et ponctué, qui emprunte comme d'habitude ici au flux de pensée et là à l'oralité, arrive avec pas mal d'efficacité à nous faire hésiter dans les anacoluthes sur la référence de telle ou telle expression, sur la constitution de tel ou tel groupe dans la phrase, pour créer une ambiance de déambulation désespérée d'un homme en proie à la déréalisation. Les chapitres sont très courts, souvent d'une page et demi ou de deux pages, et les ellipses récurrentes construisent, avec ces blancs, une esthétique de la promenade fragmentaire qui fonctionne très bien.
Marcelino Freire mélange plusieurs temporalité entre les fragments (la jeunesse du personnage, son arrivée à Sao Paulo, sa dernière quête) pour faire évoluer peu à peu notre perception de la mission de Heleno, jusqu'à une forme de « rebondissement » final, de twist presque, qui arrive très opportunément pour repoétiser notre vision du tableau d'ensemble au moment où l'on pourrait croire que le roman va s'enliser.
Si l'apparente simplicité du livre a pu me faire croire un moment que l'on avait affaire à une œuvre bien exécutée mais sans doute mineure et sans grande singularité, Nos Os s'avère en réalité subtil dans son insertion d'un irréalisme permis, promis par la poésie et par l'identité de dramaturge d'un héros qui ne cesse de mettre en scène sa propre vie et de se fondre volontairement dans des attitudes de personnage. Cette tension entre la fantaisie bien cachée – malgré un retour ponctuel au symbolisme, là encore appelé par le théâtre – et le prosaïsme de son histoire donne un vrai cachet au livre qui explose littéralement dans ses tous derniers morceaux et glose son titre grâce à une vision assez saisissante. Cette dualité générique est redoublée par l'opposition structurante dessinée dans le livre entre le monde de la capitale et celui du Nordeste aride, fournissant l'occasion de quelques très belles pages qui rappellent le mythique Sud de Borges ou le Llano de Rulfo.
A lire d'une ou deux traites.