Notre jeunesse
7.3
Notre jeunesse

livre de Charles Péguy (1910)

Une vision amère, idéaliste et stimulante de la République.

(Pour les renvois de page : je l'ai lu dans l'édition Idées Gallimard de 1957, une vieille édition de poche trouvée dans un vide-grenier)


Lire Péguy , et a fortiori en écrire un compte-rendu, présente plusieurs difficultés sur la forme et le fond. Les trois principales sont les suivantes :


1 - Une forme inspirée par les Psaumes, qui relève de la déclamation, mais a paradoxalement quelque chose d'assez moderne. En cours de phrase, Péguy précise, corrige, agglutine des mots proches phonétiquement. Le rythme, martelé, est presque aussi important que le message. Cela rend son texte assez prenant, mais fort peu synthétique. En voici un exemple, p. 43 :



Tous les sophismes, tous les paralogismes de l'action, tous les
parapragmatismes, - ou du moins tous les nobles, tous les dignes, les
seuls précisément où nous puissions tomber, les seuls que nous
puissions commettre, les seuls innocents - si coupables pourtant -
viennent de ce que nous prolongeons indûment dans l'action politique,
dans la politique, une ligne d'action dûment commencée dans la
mystique.



2 - Le livre est découpé en paragraphes, mais pas en chapitres. Avec des thèmes qui reviennent. Dresser un plan du raisonnement relève du défi. Ajoutez à cela des incises entre parenthèses parfois démesurément longues.


3 - La pensée de Péguy est foncièrement anti-positivisme et anti-rationaliste. Avec Jules Vallès, c'est probablement un des auteurs les plus ouvertement partiaux dans leurs jugements que je connaisse. Il faut dire aussi que le contexte est parfois cité de manière allusive, ce qui fait qu'on peut se demander si d'éventuelles querelles d'école ne biaisent pas l'analyse. Surtout, Péguy se contredit souvent sans honte, adore déterrer un paradoxe au détour d'une analyse. En termes d'argumentaire, ce n'est pas efficace, mais ce n'est pas l'effet recherché.


Au fond, s'il fallait résumer, Péguy place l'esprit avant l'intelligence. Par esprit, il faut entendre ce qui peut inspirer nos actes. Mais aussi une forme de vérité qui n'est pas pleinement rationnelle, comme lorsqu'on dit qu'un mot d'esprit touche juste.


Ceci posé, ce livre est intéressant, quoique mes remarques précédentes auront fait comprendre qu'il est difficilement exploitable par un historien. Il relève à la fois de l'essai politique et du texte littéraire.


De quoi s'agit-il donc ? Péguy revient sur les débuts de la IIIe République jusqu'à l'affaire Dreyfus. Pas de manière chronologique, plutôt en envisageant les différents acteurs.


Et le constat qu'il fait est somme toute facile à résumer : la IIIe République a connu ses heures les plus glorieuses au début, dans sa période de plus grande instabilité, car elle était animée par une mystique. Mais elle s'est institutionnalisée, et l'affaire Dreyfus a vu l'émergence d'"intellectuels" (Normaliens) qui manient les idées plutôt que de les vivre, des professionnels/boutiquiers qui dégradent la mystique républicaine en politique. La phrase la plus célèbre du livre est "Tout commence en mystique et finit en politique" (p. 31).


Alors une des critiques qui sautent aux yeux, c'est la difficulté de Péguy de tirer la moindre maxime pragmatique de ses constats. Il veut inspirer, mais en termes d'action, le cadre est très flou. Malgré tout, c'est un texte qui peut nous inspirer. De nos jours, où nos démocraties reposent en grande partie sur l'apathie des masses, il y a une leçon à tirer de cet ouvrage idéaliste et énervé.


Allez, petit passage obligé polémique. Qui dit affaire Dreyfus dit évocation du judaïsme : qu'en est-il chez Péguy ? Le mot de "race" revient souvent, mais je ne pense pas que Péguy lui donne pleinement le sens pseudo-scientifique raciste que le nazisme lui donna. La question de l'identité juive est évoquée, surtout à partir de la page 78, dans des termes qui aujourd'hui feraient hurler : les Juifs sont montrés comme une culture nomade. Pour Péguy, c'est évidemment à l'opposé de ses valeurs d'attachement à la terre, mais il concède aux Juifs d'autres qualités, comme l'ouverture culturelle et le sens des affaires. (p. 126-127 : "Être ailleurs, le grand vice de cette race, sa grande vertu secrète"). Antisémite ? Il n'est pas ici question de complot mondial, en tout cas. Et la personne que Péguy encense le plus est un Juif. De plus, l'auteur ne donne pas du monde juif une vision monolithique, évoquant une "minorité agissante" (p. 80) qui se révèle dans les crises et prend les autres en otage. Et puis bon, lisez la p. 83 :



Je connais bien ce peuple. Il n'a pas sur la peau un point qui ne soit
pas douloureux, où il n'y ait un ancien bleu, une ancienne contusion,
une douleur sourde, la mémoire d'une douleur sourde, une cicatrice,
une blessure, une meurtrissure d'Orient ou d'Occident. Ils ont les
leurs, et toutes celles des autres. Par exemple on a meurtri comme
Français tous ceux de l'Alsace et de la Lorraine annexées.



Essayons maintenant de suivre l'ouvrage dans son déroulé.


L'ouvrage commence par une anecdote de Péguy-responsable de la NRF, poussant Paul Milliet, un républicain, à publier ses papiers personnels, pour faire pendant aux corpus sacro-saints des lettres de Béranger ou Victor Hugo. Mais l'héroïsme républicain a connu son dernier sursaut avec l'affaire Dreyfus (p. 14 "nous sommes les derniers témoins" "nous sommes l'arrière-garde" ; p. 15 :"presque les après-derniers"). Mais la mystique renaîtra sous d'autres formes (p. 18 "Tout fait croire que les deux mystiques vont refleurir à la fois, la républicaine et la chrétienne"). Si Péguy savait pour la guerre qui s'annonce...


P. 21 : "On prouve, on démontre aujourd'hui la République. Quand elle était vivante, on ne la prouvait pas. On la vivait. Quand un régime se démontre, aisément, commodément, victorieusement, c'est qu'il est creux, c'est qu'il est par terre". Les élections sont aux mains de politiciens professionnels, mais cela ne peut durer (P. 24 : "Il y a les époques et il y a les périodes. Nous sommes dans une période"). La durée est assurée par les peuples, et non par les régimes.


Même mes adversaires monarchistes de la république ont connu une dégradation de leur mystique, une professionnalisation (p. 32-33). Les intellectuels méprisent les héros et les saints (p. 36). La politique devient un manège de chevaux de bois : on veut vous faire croire que vous avez changé car les chevaux autour ont bougé. Les plus enragés de l'ordre nouveau sont les normaliens (p. 50 : Ceux-là en veulent véritablement à la culture. Ils ont contre elle une sorte de haine véritablement démoniaque"). Heureusement le corps enseignant résiste.


A partir de la p. 58, Péguy s'appuie sur l'exemple de l'affaire Dreyfus, qui constitue une triple crise : pour Israël, pour la France, pour la chrétienté (p. 62). Daniel Halévy en fournit une vision déformée, en mettant la ligue des droits de l'Homme au premier plan.


Péguy revient sur les trois racines des dreyfusards mystiques : juives, françaises, chrétiennes. Sur les juives, il fait un portraît élogieux de Bernard-Lazare, sur lequel il voulait écrire une monographie, et qu'il qualifie de prophète. Trop peu cité, sinon par la Libre parole de Drumont, il fut injustement oublié. Péguy est ému par "cette amitié, cette morale de bande" (p. 95). Un homme qui osait s'indigner de ce qui n'était pas relevé. Evocation de son dernier texte, un écrit laïc sur les congrégations (p. 108-110). Mention de son enterrement, en catimini (p. 121-122). De ses derniers temps dans son appartement de la rue de Florence (p. 127-132).


Concernant l'aspect chrétien, il mettait en avant une Justice et une Vérité vivante. Et si la hiérarchie ecclésiastique s'y opposait, c'est qu'elle a toujours réprimé les mystiques (p. 133-135).


Enfin, la crise révéla les qualités du génie français : vaillance, rapidité, bonne humeur, constance, fermeté de bon ton, etc... (p. 135-136).


Mais si les batailles gagnées furent perdues, c'est la faute des intellectuels, et notamment de Jaurès, qui en prend pour son grade (ça commence p. 139). Erreur de la pensée de Gustave Hervé, qui croit défendre Dreyfus en disant que s'il a trahi la France, il a eu raison (p. 140-141).


P. 144 "C'est ce qui fait que la responsabilité de Jaurès dans ce crime, dans ce double crime [...] est culminante. Lui entre tous, lui au chef de l'opération, il était un politicien comme les autres, pire que les autres, un retors entre les retors, un fourbe entre les fourbes ; mais lui il faisait semblant de ne pas être un politicien. De là sa nocivité culminante". P; 145 : "C'est un homme de marchandage, et le plus maquignon que je connaisse".


Défense du socialisme de Bernard-Lazare et des amis de Péguy. Internationaliste (p. 152).


Défense de la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905, qui en appauvrissant l'Eglise lui donne une chance de se purifier (p. 158-159). La pratique bourgeoise chrétienne du XIXe n'a rien à voir avec ce qu'était une paroisse au Moyen Âge (p. 161-171).


Retour sur le danger démagogique de Gustave Hervé et de Jaurès, qui s'appuie sur cet exalté pour se renforcer (p. 176-186). Jaurès est un traître, un boutiquier.


Être dreyfusard demandait un double courage. Un courage extérieur, social, et un courage intérieur, de se faire sa conviction par soi-même et d'y tenir. Les dreyfusards furent héroïques, notamment les anarchistes, disciplinés (p. 190-192).


Le parti intellectuel, lui, a tiré les marrons du feu et essaie de salir les socialistes en les assimilant à Hervé et en les appelant "parti de l'étranger" (p. 200). Cela occultait par exemple la solidarité de Bernard-Lazare pour les pogroms en Europe de l'est, passés sous silence en France (p. 206-209).


Ces massacres sont un trait du monde moderne, qui ne rend personne heureux et frappe les minorités comme les Juifs (p. 210-213). Je livre aussi une citation que je trouve prémonitoire (p. 215) :



Dans le monde moderne les connaissances ne se font, ne se propagent
que horizontalement, parmi les riches entre eux, ou parmi les pauvres
entre eux. Par couches horizontales.



Retour sur la personne Dreyfus, son malheur qu'étant devenu un symbole, il n'a plus le droit d'être une personne privée (p. 223). Mot de Bernard-Lazare fustigeant les intellectuels de vouloir reprocher à Dreyfus de ne pas avoir toutes les vertus "Il est innocent, c'est déjà beaucoup" (p. 233).


Inquiétude vis-à-vis de l'importance des partis, qui capte la mystique et la brident (p. 246-247).

zardoz6704
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le 24 mai 2017

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