Quel texte ! Sur un thème qu'on pourrait aborder de manière triviale et lourde, Antoine Wauters préfère la beauté et la poésie. Et puis rassurez-vous l'inceste, jamais nommé comme tel, n'est pas de toutes les pages, n'est surtout pas décrit et érigé en sujet majeur du livre. Icelui est plutôt centré sur l'amour bien sûr, l'amour fou, la conquête de la liberté et la manière de se construire lorsque la chance ne fut pas au rendez-vous du début de la vie. Bien sûr l'amour physique entre un frère et une sœur -fussent-ils jumeaux- est dérageant ; bien sûr Antoine Wauters le sait ; bien sûr il sait qu'il va gêner des lecteurs et des critiques qui ne l'auront pas lu. Mais à travers cet amour, il aborde d'autres thèmes forts et d'une manière qui m'a bluffé : comment peut-on se libérer de son enfance, surtout lorsqu'on y a subi des violences ? Comment se construire après les coups, les brimades ? Quelle image garder des parents violents que l'on aime malgré tout, qui sont sans doute eux-mêmes malheureux de se comporter ainsi ?
"En tant qu'enfant, vous ne mesurez jamais à quel point votre vie peut être sinistre. C'est toujours après coup, plus tard, quand vous vous retournez sur votre passé pour en recomposer l'histoire, que tout ça vous éclate à la tronche. Jusque-là, malgré toutes les horreurs que vous traversez, la violence est votre ligne d'horizon, comme la souffrance et le malheur et les coups de livraxiu [nerf de bœuf local] que vous recevez en cascade ; et à aucun moment (ou presque) vous n'imaginez que votre vie puisse être différente. Vous manquez tout bonnement de point de comparaison pour pouvoir juger autrement." (p.69)
Le texte est magnifique, la langue belle et directe en même temps qu'elle peut prendre des détours pour raconter. C'est Léonora qui raconte parfois coupée par Marcio et des interludes, l'auteur intervenant dans les notes de bas de pages. C'est d'une justesse incroyable et d'une tendresse pour tous les personnages palpable dès le début, même les plus abîmés d'entre eux, même ceux ayant recours à la violence. Pas de jugement de l'auteur, le lecteur peut en poser s'il le souhaite, ce n'est pas ce que j'ai fait.
Le roman parle aussi de la vie dans une dictature, des moyens de recouvrer la liberté, de la société de consommation nous poussant toujours à vouloir plus pour atteindre le bonheur, comme s'il était atteignable par la possession. Je découvre avec ce roman Antoine Wauters, jeune romancier déjà très affûté, au texte d'une force rare, qui semble parfois partir dans pas mal de directions, mais qui maîtrise totalement son sujet et nous ramène tranquillement dans ses filets dans lesquels je serais volontiers resté un peu plus longtemps.
Rentrée littéraire qui s'annonce très bonne chez Verdier ; le contraire m'eut étonné.