Séparation et fusion d’un frère et d’une sœur dans un pays imaginaire mais familier.

« Les mots que vous allez lire n’ont d’autre ambition que de témoigner de notre histoire, depuis notre enfance compliquée jusqu’au temps de l’apaisement.
On ne nous a pas payés pour le faire.
On n’en a rien à foutre d’être payés.
On voulait le faire parce qu’on ne dit pas assez que les ombres peuvent être terrassées.
Et qu’on a tous besoin de clarté. »


Léonora et son frère jumeau Marcio, habitent dans le sud aride et reculé d’un pays imaginaire dont on ignore le nom, à la tête duquel se succèdent des dictateurs sanguinaires et accapareurs. La vie est dure mais le frère et la sœur, retirés précocement de l’école pour travailler avec leurs parents dans la ferme familiale, sont animés d’une joie de vivre féroce et d’un amour fou l’un envers l’autre, heureux envers et contre tout au cœur du malheur de leur pays et de leurs parents défaillants car accablés de misère. Confinée dans la maison pour les tâches ménagères, tandis que Marcio accompagne son père aux champs, Léonora rêve de l’immensité de la nature, de toucher les bêtes et de voir briller les neiges sur les cimes.


« On était nés jumeaux, pourtant mon frère avait toujours été comme un aîné pour moi. Parce qu’il était le garçon et devait s’occuper des cheptels avec Paps, il partait le matin dans les vallées pleines de brume où il n’y avait pas le moindre habitant, mais une forte présence des fleuves. Et, à la seule évocation de ces choses, moi qui n’en pouvais plus d’être enfermée, d’entendre Mams me reprendre de volée quand je rêvais au lieu de l’aider, que j’étais seule et que je rêvais, que je pensais à lui, à mon frère, mon ventre se craquelait d’envie ; je rêvais de m’enfuir avec eux et, comme eux, de toucher le ventre des bêtes. L’immensité. Le ciel et les moissons et les sommets. »


Petits êtres de désir, ils se heurtent à la misère noire, aux normes, à la hiérarchie des sexes, à la brutalité d’un père violent, animé d’une colère haineuse envers le régime du dictateur Desotgiu, et à celle d’une mère aussi tendre qu’une carne. Battus par les parents à cause de leurs désirs, finalement rattrapés par le malheur qui les entoure et séparés, Léonora est envoyée chez son oncle Zio, très loin de Marcio et de leur région natale.


Enfants inacceptables, amoureux et fantaisistes, incestueux, indomptables mais asservis par des parents qui le sont eux-mêmes, Léonora et Marcio prennent tour à tour la parole, s’insurgeant contre la violence et la hiérarchie des sexes, les travaux ménagers assignés à Leonora et ceux des champs à Marcio, hiérarchie dont le frère et la sœur veulent très tôt s’affranchir en inversant les rôles. Inventant une langue inédite, alliance de sauvagerie et de joie rentrée, et qui fait écho à celle du superbe « Césarine de nuit », Antoine Wauters réussit le tour de force de superposer l’amour et les violences individuelles et collectives, celle des parents et celles d’un régime qui apparaît comme la métaphore des toutes les machines politiques qui écrasent les existences.


« Pourtant, à l’insu de Paps et Mams, une drôle de langue poussait en nous, en réaction à leur langue à eux, qui rétrécissait tout : « S’aimer trop fort abrège la vie, dessèche le corps, réduit le cerveau, détruit les yeux » ; « la recherche du plaisir est un péché mortel » ; « Travaille, idiote ! » ; « Plus vite, allez ! »
Ravis par elle, par cette langue qui n’était pas autre chose qu’un chant, et parfois simplement des cris en écho aux cloches de la Barbaragia, le village voisin, on se propulsait dans la lumière, près des arbres et de ces champs de blé noir où on avait pris l’habitude de se cacher d’eux, je veux dire de nos bourreaux. »


À l’oppression et à la révolte de Léonora et Marcio font écho les drames de ce pays, et en particulier de la province la plus reculée et la plus démunie de la Habdourga dont ils sont originaires. Les sonorités des lieux et des noms de ce pays imaginaire se situent à la croisée de territoires multiples, entre la Calabre italienne, la Corse ou l’Est de l’Europe pour former une fantasmagorie qui évoque l’univers de Marie Redonnet, « Le Grand Cahier » d’Agota Kristof et l’extraterritorialité singulière du post-exotisme.


« D’habitude, au Sud, c’était la misère noire, la sécheresse, la crasse et le manque d’argent montant du sol avec les sombres spores de nos désirs. Les gens n’avaient pratiquement rien, trimaient mais n’avaient rien, ni passions, ni plaisirs, tandis qu’au Nord tout était calme. Propre. Riche. Ces choses étaient connues de tous, on savait bien tout ça, mais lorsque le mont Morgiu s’est réveillé, ça nous a mis le coup de grâce et on a su qu’il n’y avait vraiment pas de justice en ce vieux foutu monde. »


On retrouve aussi l’humour noir de « Moi, Marthe et les autres » dans ce conte terrible et sensuel publié fin août 2018 aux éditions Verdier et dédié aux séparés, où la plume d’Antoine Wauters plonge simultanément dans l’insouciance et la violence des adultes, entre coups et caresses.


Nous aurons la joie d’accueillir Antoine Wauters le 16 novembre prochain à partir de 19 h 30 à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) pour une rencontre-discussion.


Retrouvez cette note de lecture et et beaucoup d'autres sur le blog Charybde 27 ici :
https://charybde2.wordpress.com/2018/10/14/note-de-lecture-pense-aux-pierres-sous-tes-pas-antoine-wauters/

MarianneL
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le 14 oct. 2018

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