On se rappellera peut-être de Petit-Bleu et Petit-Jaune, ce bel album jeunesse (L'École des Loisirs, 1970) de Leo Lionni sur la tolérance. Moins connu mais peut-être bien plus profond et complexe, Pezzettino parut en 1975. Très simple en apparence, avec ses illustrations minimalistes, le livre raconte l'histoire de ce petit carré orange, Pezzettino, ou « petit morceau ». « Auprès de lui, tous ses amis étaient grands et faisaient des choses surprenantes et audacieuses », annonce dès le début la narration.
Ces amis, Celui-qui-court, Celui-qui-est-fort, Celui-qui-grimpe, ou encore Celui-qui-vole-dans-les-airs, sont tous des formes complexes, constituées de nombreux carrés de couleurs. Fasciné par leurs exploits, il ne peut s'empêcher de se sentir petit et insignifiant à côté d'eux. Il ne peut y avoir alors qu'une solution à ce qu'il ressent : il doit certainement être un petit morceau tombé de l'un d'entre eux.
Il se met en quête, et va alors les voir tour à tour. « N'aurais-tu pas perdu un petit quelque chose ? » demande-t-il à chacun. La réponse qu'il reçoit est toujours la même : « Comment pourrais-je courir / être aussi fort / voler... s'il me manquait quelque chose ? » Autrement dit : comment pourrais-je incarner ce que j'incarne si je n'étais entier ?
Malgré tout insatisfait, Pezzettino se rend auprès de Celui-qui-est-sage, qui vit évidemment dans une grotte, retiré de la civilisation, comme tout sage qui se respecte. « Maître, demande notre petit ami orange, ne suis-je pas un morceau de toi ? » Ce à quoi l'ermite répond : « Penses-tu que je pourrais être un sage s'il me manquait quoi que ce soit ? » Voyant bien que le jeune Pezzettino n'est toujours pas convaincu par cette réponse, il lui propose de se rendre sur l'île aux Rochers, où il trouvera peut-être à qui il appartient.
Pezzettino s'y rend donc. L'île n'est qu'un vaste amas de pierres, pas la moindre verdure, pas d'habitant. Il l'explore cependant, au cas où, grimpant, descendant, encore et encore, jusqu'au moment où il trébuche, dégringole et, au bas d'une pente abrupte, se brise en tous petits morceaux.
Il comprend alors que, composé lui aussi de nombreux morceaux, il est lui aussi entier. Il réunit ceux-ci pour se reformer. Enfin, reprenant la mer, il revient chez lui et retrouve ses amis, à qui il annonce : « Je suis bien moi ! »
As-tu comme Pezzettino cru que ton identité était intimement liée à tes amis ? ta bande ? à ta famille ? à celui ou celle qui partage (ou partageait) ta vie ? Voire à un endroit, une ville, ou même encore à une idée (qu'elle soit morale, éthique ou politique) ? C'est une chose que l'on est tous portés à faire : croire que l'on ne peut être entier seul. Faire reposer le sens de notre existence sur l'autre et ce qui nous est extérieur. Or, comme Pezzettino sur l'île, lorsque soudain l'autre s'en va, il ne reste que nous.
J'ai connu cette expérience de nombreuses fois. La dernière a été la plus violente : celle que je croyais réellement la femme de ma vie est partie. Je me suis retrouvé en miettes, avec la franche impression que ma vie était finie. Mais j'ai alors considéré chaque morceau de moi gisant au sol. Je les ai ramassé un à un. J'ai reconstitué avec précaution mon propre puzzle.
Ce fut un peu plus long que dans l'histoire. Mais pourtant, oui, à la fin, en entier, c'était bien moi.
Gemme : Ego / Lanternes : Vie-Mort-Vie