Kim Philby ? Un personnage réel connu comme espion mais jamais mis franchement hors d’état de nuire. On n’a jamais réussi à établir pour qui il travaillait réellement, sauf pour son propre compte on l’espère. Bref, un homme soupçonné des pires trahisons, mais qui s’en est toujours sorti avec énormément d’intelligence et de finesse.

L’auteur du livre, Robert Littell (père de Jonathan, prix Goncourt pour « Les bienveillantes ») est un spécialiste des services d’espionnages russes et américains et par ailleurs romancier de qualité. De cet auteur je me rappelle avoir apprécié « Le sphinx de Sibérie ». Ici, il verse dans un genre différent qu’il place à une hauteur insoupçonnée. Ayant en mains toutes les informations imaginables pour un journaliste compétent, il imagine la vie de l’espion en étapes successives commentées et décrites par les témoins les mieux placés. Un procédé de narration d’une incroyable efficacité mais pas non plus original, voir par exemple « L’idole » de Robert Merle dans le genre historique.

La narration échoit initialement à Yelena Modinskaïa, analyste du renseignement soviétique qui interroge Teodor Stepanovitch Maly, "rezident" londonien du Centre (service d’espionnage Russe). Maly vient d’être condamné à mort pour trahison. Les Russes sont convaincus qu’il est à la solde des allemands. Nous sommes en 1938 et Hitler se montre de plus en plus menaçant. Mais Maly ne se comporte vraiment pas en traitre et il confirme sa position vis-à-vis de Philby. Maly ne sauve pas sa peau pour autant.

On suit ensuite le parcours de Kim (surnom utilisé en hommage au personnage de Kipling). Harold Adrian Russell (Kim) Philby est le fils de Harry Saint John Bridger Philby, surnommé le Hajj, parti vivre en Arabie et devenu une sorte de concurrent du fameux Lawrence d’Arabie. Le livre fétiche de Philby père n’est autre que « Horizon perdu » de James Hilton dont Frank Capra fera une adaptation cinématographique culte. On se situe dans la haute société britannique et Kim est passé par Cambridge où ses meilleurs amis ont pour noms Guy Burgess, Don McLean et Anthony Blunt, tous futurs agents du MI5 et éventuellement agents doubles.

Qui d’autre que Kim pouvait imaginer arriver à Vienne en moto à l’été 33, au moment où le chancelier Dollfuss tentait de museler l’opposition par la force ? Venu en Autriche porter aide aux réfugiés allemands, Kim y a rencontré Litzi Friedman, militante communiste hongroise juive qu’il a épousée pour lui permettre d’échapper à Hitler au moment de l’Anschluss. De retour à Londres, Kim a été approché par les services d’espionnages anglais. Il y a trouvé sa place aux côtés de ses vieux amis de Cambridge. Mais il également été contacté par un agent Russe, sans qu’il puisse identifier son employeur exact. Pour sa couverture, il a travaillé comme journaliste, couvrant la guerre d’Espagne du côté des nationalistes du Caudillio (Franco). Bref, il a affiché des sympathies communistes dans sa jeunesse pour ensuite tenter de les faire oublier. Où était la réalité dans tout cela ? A vrai dire, lui seul le savait. Pourtant, Robert Littell a imaginé une personnalité complexe qui se tient et un enchainement de situations qui aboutit à un final proprement ahurissant, tout en respectant le versant public des faits. Impressionnant.

Robert Littell est convaincant à plus d’un titre. En utilisant son procédé narratif, il décrit quelques moments et périodes, laissant des trous qui ménagent les zones d’ombre propres à son personnage. Il fait œuvre de romancier chevronné en truffant son roman de détails qui sonnent très justes. Il écrit un roman d’espionnage, genre parfois très aride (John Le Carré), en parvenant à le rendre extrêmement vivant : une prouesse. Il s’attache à la psychologie de ses personnages, pas seulement Kim Philby, mais également ses collègues, ses amis, son père et les femmes de sa vie. Et il utilise le vocabulaire de ce milieu, il décrit les petites manies des uns et des autres. Bref, il a composé une œuvre riche en ce sens qu’il fait sentir beaucoup de choses sans pour autant assommer le lecteur avec un pavé indigeste. Il montre que pour Kim, malgré son tempérament naturel d’espion (« L’art de se perdre dans une foule, même lorsqu’il n’y en a pas »), des influences déterminantes le poussaient : sa famille, sa patrie d’origine, ses amis, ses amours et ses convictions politiques.

Enfin il décrit un milieu complètement paranoïaque de façon ultra-crédible, puisque tout le monde se méfie de tout le monde. En effet, un agent qui apporte une information qui se révèle exacte peut malgré tout être considéré comme suspect. Peut-être apporte-t-il cette information (de valeur ?) pour se constituer une crédibilité qui lui permettra ensuite de faire gober à sa hiérarchie n’importe quelle autre information : désinformation, contre-espionnage… Ce roman m’a apporté un complément enthousiasmant à un film vu et commenté récemment « L’affaire Ciceron » de Mankiewicz. Aussi fin et subtil, un lien d’une valeur inestimable.

Dans le Cœur des ténèbres du QG Russe des drames se jouent. En janvier 1942, Yelena Modinskaïa interrogatrice impitoyable mais consciencieuse se retrouve à la place de Maly qu’elle tentait de faire avouer juste avant son exécution. Elle réalise alors l’absurdité du système. C’est trop tard pour elle, mais elle voudrait mourir dignement. Pour cela elle demande une robe à celle qui l’interroge «
- Je ne comprends pas. La robe doit être adaptée à quoi ?
- Vous êtes bornée ou quoi ?
- Une prisonnière dans votre situation délicate devrait éviter d’insulter une tchékiste.
- Comme le prisonnier condamné Maly l’a un jour fait remarquer, quelqu’un qui s’apprête à recevoir une balle de gros calibre dans la nuque se fiche pas mal d’insulter un tchékiste. »
Un peu plus loin, l’interrogatrice toujours plus persuasive « Vous devez faire confiance à notre jugement, qui est inspiré par la perception qu’a le camarade Staline de la réalité. »
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le 16 nov. 2012

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