La bataille avait été terrible. Depuis le matin les hommes combattaient et le crépuscule les avait saisis comme un chat attrape une souris. Hébétés, ils frappaient sans relâche à la manière de jouets mécaniques aux ressorts détraqués. Les coups distribués, les balles tirées, les sabres qui s’abattaient, les flèches qui volaient avaient permis la survie d'une poignée quelques instants de plus…Précieuses minutes volées, grappillées et les corps poursuivaient leur danse, agités par les soubresauts du combat se tordant et voltant en tout sens. Point de grâce dans ce ballet d’horreur macabre, cette sublime représentation de la folie des hommes. Seule une musique désarticulée et atonale issue d’un cerveau dérangé et grignoté par la folie aurait pu accompagner ce bal sordide où les empoignades virevoltantes, lentes ou rapides semblaient une danse comique. Une odeur de poudre se mêlait à celle de la boue collante et de la sueur rance des bêtes et des hommes. Lentement les relents de la putréfaction croissaient et la puanteur des corps pourrissant mangerait toutes les autres dans peu de temps. Le regard imprimait au fond de la prunelle cette vision d'horreur et la restituait les yeux fermés, la restituerait dans le sommeil ou dans les moments d'égarement bien des années plus tard. La bataille continuerait tant qu'il y aurait de la vie à dévorer et l’air vibrant de cette foultitude de gesticulations et saturé d’eau laissait couler le sang pourpre sur le noir de la terre en rigoles dérisoires. Il pleurait sur la scène une eau mauvaise et grise coulant de jarres divines sur les corps épars et sans pudeur qui s’étalaient. Les nuages amoncelés noircissaient le ciel de fureur, d’une colère grondante, l’électricité imprégnait toutes les choses et même les arbres paraissaient avoir peur. Dans ce petit bois hier tranquille cette scène maintes fois jouée ravivait le visage maudit de la guerre. Au sol, baignés des larmes du ciel, les visages déformés par la peur et la souffrance crachaient à la face de tous les Dieux, à la face même du vide, leurs hideuses grimaces mortuaires rouges et fumantes. Toutes ces marionnettes désarticulées…comme une avanie aux créateurs, une pantomime figée délivrant en son unique posture un message fulgurant : Dieu n’existe pas !
Petit à petit le tumulte cessa, les quelques chevaux encore vivants s’enfuirent et il ne resta plus que quatre combattants. Au centre d’une clairière un guerrier se dressa, il était nu car son pagne s’était déchiré dans la mêlée. Dans sa main gauche un tomahawk et à la droite un sabre de cavalerie pris au chef blanc. Son corps sculpté par la nature, aux muscles ruisselants secs et noueux était d’une perfection et d’une beauté irréelle contrastant ainsi, comme un cri dans le silence, avec les cadavres environnants couverts de blessures sanguinolentes. Une plume d’aigle fendu en deux courait dans ses cheveux de jais, au long de sa joue et reposait sur son épaule. Derrière ses yeux de braise, rougis par les peintures de guerre, le spectacle de son peuple abusé, décimé ou enchainé alimentait une rage sourde et immense comme un puits sans fond. Son maquillage délavé mêlant le rouge et noir devenait informe et lui donnait l’apparence d’un démon terrible. Autour trois hommes en costume de soldats, enchaînés à leurs allégeances, se rapprochaient. Ils paraissaient sûrs de leur supériorité. Eux aussi étaient armés d’armes blanches. Il n’était plus possible d’utiliser la poudre à feu, il faudrait en terminer à la main et ils avaient hâte d’en finir. Alors le guerrier leva ses yeux au firmament, ses bras aussi s’élevèrent et les armes tendues vers le ciel il poussa son chant de guerre insinuant une peur spectrale au cœur de ses ennemis au cœur même de la nature. La voix rauque et chaude emplissait tout l’espace courant au-delà des nuages épais et gagnant le cosmos sans fin pour délivrer aux étoiles son message…de mort mais de vie…de colère mais de douceur…de tristesse mais de joie.
Un clin d’œil, un geste bref, le souffle court et l’haleine chargée d’alcool, un alcool nécessaire à la guerre…les trois tuniques bleues fondent sur l’Indien. Le chant s’arrête net et la danse reprend. Un pas de côté et vif comme le puma le guerrier tranche dans la cuisse jusqu’à l’os du premier téméraire. Un cri terrible et un sang chaud qui bouillonne, éclabousse et se répand. Le second militaire, un sergent qui arrive de côté profite de l’instant et choque de sa crosse de fusil la base du crâne, sur les cervicales. Le guerrier titube, ferme les yeux…les rouvre. Accompagnant le coup il roule au sol, se redresse et, de justesse, évite la pointe, l’estoc mortel d’une baïonnette. Alors le tomahawk tourne, s’abat et arrache la mâchoire inférieure du soldat qui meurt sans sourire. Le troisième armé d’un poignard et d’un sabre qui pensait l’indien foutu, « ce sale peau rouge » est trop lent. Il reçoit le tranchant du sabre à la base du col. Celui-ci aussi fragile qu’une brindille rompt sous l’impact. Un geste si rapide ne laissant aucune chance comme un faucon fond sur sa proie. La tête à moitié décollé l’homme s’affaisse en râles et gargouillis infâmes.
Alors le guerrier s’approche du soldat au quadriceps rompu. Les regards se trouvent, l’homme pleure, implore mais lentement avec méthode l’indien détache la peau du crâne, se souille de sang puis brandit aux cieux la coiffe immonde.
Rompu de fatigue celui que la tribu nommait Go Khla Yeh mais que les blancs craignaient sous le nom de Géronimo tomba à genoux, ferma les yeux…les rouvrit. Comme au sortir d’un rêve il réalisa qu’il n’était pas là où il croyait être. Allongé sur le dos les yeux grands ouverts il distingua au dessus de lui les soldats combattus et entendit gémir le premier qui se plaignait de sa cuisse béante. Un rêve, Géronimo avait tissé un rêve pour vaincre ses ennemis du moment. Le cou de crosse à la nuque avait brisé ses cervicales, il était paralysé, dans l’incapacité de lutter. Maintenant il allait retrouver ses deux familles tuées par les blancs. Au moment ou le sergent se penchait sur lui pour l’égorger, finir le travail, le chaman en lui laissa son âme monter comme un aigle prend son envol une dernière fois, vers Usen maître et fondateur de toutes choses.